Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
C

Cervantès (Miguel de) (suite)

Entre toutes ses œuvres, Cervantès préférait La Galatea. On le comprend, même si on ne le suit pas : quand il l’écrivit à son retour de captivité, ce fut sa façon de revendiquer son droit au rêve loin des tracas du monde, de défendre le sanctuaire de ses nuits apaisées. Pour mieux affirmer leur réalité contre les trompeuses apparences des jours tumultueux, il promit même d’écrire une seconde partie de La Galatea.


Les poésies

Lyriques ou burlesques, elles sont éparses dans La Galatea, dans certains recueils collectifs, dans le Don Quichotte, dans les Nouvelles exemplaires et dans les Comédies. En outre, le chant de Calliope (La Galatea) et le Voyage au Parnasse relèvent de la critique littéraire telle que la pratiquaient les Italiens.

Cervantès n’était pas doué pour la poésie, il le savait ; et ses contemporains, Lope de Vega entre autres, le lui dirent méchamment. Le corset du vers gênait sa fantaisie irrépressible. Et puis sa vision du monde n’a rien d’admirative, comme doit l’être celle des poètes lyriques ; elle est pathétique, et son expression littéraire repose sur la pitié, comme il convient à l’épopée ou à cette nouvelle forme de l’épopée que nous disons roman. Dès lors, on comprend que ses meilleurs vers soient inspirés du romancero, où le récit épique tient une grande place, et de Garcilaso, où un dialogue dramatique encadre l’expression des sentiments. Son heureux tempérament et son indulgence naturelle éclairent aussi quelques sonnets burlesques, qui ne versent jamais dans l’acre satire. Dans son style, Cervantès sacrifie aux goûts du jour ; il aimerait tant être un homme de lettres comme il faut. Quand il cultive la muse lyrique, c’est avec une révérence assez gauche et une certaine raideur compassée.


Le théâtre

Cervantès porte à la comédie un goût qui lui vient de sa vision épico-dramatique du monde : partout il voit des contrastes, des oppositions, des contradictions, la défense et l’agression ; partout il entend des duos qui progressent vers l’union, mais aussi des dialogues de sourds ; il perçoit des chœurs accordés, mais aussi des soliloques sans écho.

Entre 1582 et 1600, c’est son expérience dramatique de l’histoire, la sienne et celle de l’Espagne, qu’il veut montrer sur scène : La batalla naval (de Lépante), El trato en Argel (Marchandages à Alger), El cerco de Numancia (le Siège de Numance). Il réduit de cinq à trois le nombre des actes, et il introduit sur scène des personnages allégoriques. Il s’adresse ou croit s’adresser à un grand public adulte, et sérieux autant que lui-même.

Or, le théâtre de son temps était un théâtre de salon qui prenait Sénèque pour modèle. Son ressort, c’était la terreur du spectateur lettré devant la volonté implacable de Dieu et devant tous les morts qu’exige la Providence pour résoudre les problèmes historiques. Le public populaire voulait autre chose. À son appel, Lope de Vega offrit aux jeunes générations le spectacle enivrant et allègre de leurs propres folies, de leurs déportements amoureux, de l’aventure et du risque. La foule accourut dans les corrales à ciel ouvert et laissa la tragédie classique aux érudits sénéquistes et autres trouble-fête. Les drames de Cervantès s’en tirèrent à bon compte, mais de justesse : « sans projectiles et sans huées », nous dit l’auteur. Il abandonna donc le théâtre. Avant de mourir, il recueillera et publiera cependant huit comédies, alors vieillottes et maladroites, et huit intermèdes, gracieux et spirituels. Dans Numance (en quatre actes), il transforme une défaite de l’Espagne préromaine en un triomphe du courage et l’annonce d’une revanche dans les siècles futurs. C’est que Cervantès ne se résigne pas encore au déclin de son pays : l’Angleterre, aujourd’hui, non plus que Rome, autrefois, ne viendra à bout de la vertu espagnole. En 1808-1812 et en 1936-1939, lors des deux grandes révolutions sociales par où passe la nation espagnole, Numance connut un regain de faveur. On y voulait voir la lutte héroïque, malheureuse certes, mais riche d’espoir, d’un peuple opprimé contre ses oppresseurs. El rufián dichoso (le Truand béatifié) présente la conversion et la mort édifiante d’un mauvais garçon. Le thème, très commun en ce temps, s’accordait parfaitement avec la bonne nature de Cervantès, qui fait toujours confiance aux hommes et ne voit dans leurs méfaits que des égarements passagers.

Les sujets des saynètes sont empruntés à la vie populaire ; mais le peuple n’en sort pas flatté. On le peint méchant, laid, grossier ou prétentieux. Cette caricature devait plaire (et plaît encore) à un public citadin et bourgeois, certain de sa supériorité morale et intellectuelle ou bien soucieux de prendre ses distances par rapport à la plèbe et à la paysannerie. Rien n’est plus arbitraire, rien n’est moins réaliste. Heureusement, les saynètes valent par la grâce du langage et de l’image, l’engouement sans malice et le comique élémentaire des bévues et des coups de bâton. L’une d’elles retient l’attention, El retablo de las maravillas (le Retable des merveilles), où l’on voit de naïfs villageois ridiculisés pour leur racisme et leur stupide conformisme par un baladin sans vergogne.


Les « Nouvelles exemplaires »

Cervantès reprend la structure des « novelle » italiennes, celles de Boccace, de Bandello, de Giraldi Cintio ; mais il leur donne un contenu édifiant. À mon âge, écrit-il dans la préface, on ne joue pas avec le salut de son âme. Aussi est-il amené à modifier en 1613, lors de leur publication, le dénouement de certaines d’entre elles qu’il avait écrites au tournant du siècle. Pour expliquer ces remaniements, on dit aussi qu’il voulut se concilier la censure ecclésiastique, devenue plus sévère ; on dit encore qu’il visait à atteindre un nouveau public, moins indulgent pour les écarts de conduite de la jeunesse. Quant à la forme, Cervantès a conscience d’ouvrir une voie neuve dans le domaine des lettres. Il déclare : « Je suis le premier en Espagne à avoir écrit des nouvelles. » Malheureusement, cette voie était bouchée. Le genre dut attendre près de trois cents ans et l’ère du réalisme pour retrouver sa vigueur première.