Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
C

Catherine II (suite)

L’impératrice n’hésita plus : traitant de jacobins ces nobles qui avaient conservé le régime seigneurial, elle prépara une intervention armée. Cette fois, la conjoncture extérieure lui souriait, car l’empereur et le roi de Prusse s’étaient empêtrés, avec sa bénédiction, dans une guerre contre la France révolutionnaire : le second partage de la Pologne (1793) fut beaucoup plus favorable à la Russie que le premier. Deux ans plus tard, un dernier sursaut de patriotisme entraîna la disparition totale de l’État polonais. A posteriori, certains historiens ont accusé cette Allemande d’avoir méconnu le véritable intérêt national en sacrifiant une nation slave aux appétits germaniques. Singulier anachronisme : les Russes du temps ne séparaient pas la nationalité de la religion, et ils approuvèrent le retour au bercail des Ukrainiens et des Biélorussiens, restés fidèles à l’orthodoxie ou convertis de force à l’Église uniate. Les contemporains saluèrent l’héritière des rassembleurs de la terre russe : « tsar de toute la Russie », le titre officiel avait cessé d’être un vain mot.

Si les étrangers comprenaient mal ces résonances affectives de la politique impériale, ils étaient sensibles au prestige croissant de la puissance russe. Au début du règne, la tsarine avait dû accepter les concours qui s’offraient : l’alliance peu sûre d’un Frédéric II, la sympathie intéressée d’une Angleterre avant tout soucieuse d’élargir ses privilèges commerciaux. Mais ses premières victoires lui fournirent le moyen de s’émanciper. La paix de Teschen (1779), où elle servit, avec Louis XVI, de médiatrice entre l’empereur et la Prusse, lui reconnut un droit de regard sur les affaires d’Allemagne. En 1780, sa déclaration sur la neutralité armée défia ouvertement la prétention britannique à l’hégémonie maritime. Pur verbalisme en apparence, car il lui manquait les moyens de sa politique : sa flotte était faible, sa marine marchande inexistante. Mais la dépendance économique devait se révéler à double tranchant : quand Pitt menaça de déclarer la guerre en 1791 pour arrêter la marche des Russes vers Constantinople, les milieux d’affaires londoniens firent reculer le Cabinet.

Après la Révolution française, Catherine ajourna le moment de s’engager autrement qu’en paroles, préférant régler au préalable la question polonaise. En conservant ses forces intactes, elle apparaissait comme l’ultime recours de la coalition sur le continent, et elle s’apprêtait à intervenir en Occident lorsque la mort la surprit. Sa politique de prestige avait donc atteint son objet : même s’ils dénonçaient encore le caractère artificiel de la puissance russe, les autres États n’osaient plus lui contester l’égalité des droits.


L’absolutisme et la « philosophie des lumières »

En cultivant sa réputation de souveraine éclairée, Catherine « le Grand », comme l’appelait Voltaire, avait beaucoup contribué à ce résultat. Mais si les déclarations d’intentions pouvaient faire illusion de loin, ceux qui allèrent se rendre compte sur place ne furent pas toujours dupes, quitte à dissimuler, comme Diderot, leur déception dans des écrits intimes. L’impératrice, il est vrai, se réservait un merveilleux alibi : travaillant sur l’humain et non sur le papier, elle acceptait la discussion sur les principes, puis feignait de reculer devant la résistance des choses.

Alors que sa situation sur le trône était encore mal assise, elle aborda de front le problème constitutionnel. Sans grand risque : seul un petit clan aristocratique, groupé autour du comte Panine, désirait réellement tempérer l’absolutisme par l’institution d’un conseil dont les avis lieraient le souverain. L’immense majorité des nobles préférait l’autocratie : les petits seigneurs ruraux se souciaient déjà du seul pouvoir qui les intéressât réellement, la domination sur leurs serfs ; les nobles de service jugeaient moins humiliant d’obéir à un seul qu’à une étroite oligarchie formée de leurs pairs ; les hommes d’État, enfin, méditaient sur l’expérience malheureuse de la Suède et de la Pologne, que les « libertés » de la noblesse avaient conduites à la décadence. Catherine II n’eut donc aucune peine à poser en axiome que seul l’absolutisme convenait à l’État, dont l’étendue démesurée exigeait, au surplus, l’impulsion d’une volonté unique.

Restait à imprégner ce despotisme de la philosophie à la mode, en instaurant le règne de la loi. L’empire, en effet, ne connaissait d’autre code que l’« Oulojeniia » de 1649, largement désuet : les souverains gouvernaient par oukases, décisions de circonstance qui s’accumulaient au risque de se contredire ou se répétaient dans la mesure même où on les appliquait mal. Plutôt que de confier la rédaction d’un nouveau code à une commission ad hoc, la tsarine revint à la tradition oubliée du « Zemski Sobor », en convoquant des députés élus par les divers ordres de la société, à l’exclusion des serfs, qui représentaient une bonne moitié de la population ; chaque communauté, y compris les paysans d’État, rédigea en toute liberté un cahier de doléances (1767).

Ce sondage d’opinion n’impliquait pourtant aucun partage du pouvoir. Sous prétexte d’orienter la discussion, Catherine rédigea une « Instruction » d’inspiration libérale, document à usage externe qu’elle se garda bien de diffuser largement parmi ses sujets. Une fois la commission réunie, elle ne fut pas fâchée de voir les débats s’enliser dans des querelles de catégories : vieille noblesse de race contre parvenus de la fonction publique, nobles désireux de s’enrichir par le commerce ou l’industrie contre marchands acharnés à recouvrer leur monopole. La guerre fournit bientôt une occasion d’ajourner la session sine die. La tsarine se justifia habilement par un article publié sous un pseudonyme dans une revue officieuse : qu’y pouvait-elle, si l’esprit mesquin des députés avait méconnu la hauteur de ses vues ?

Faute de code, l’arbitraire de l’administration demeura donc sans frein. La corruption généralisée, même au sommet, multipliait les exactions aux dépens des faibles et les passe-droits au profit des forts : « Si je les payais mieux, avouait cyniquement l’impératrice, ils me coûteraient davantage, et ils n’en voleraient pas moins ! » La machine administrative se perfectionna néanmoins, mais à seule fin de renforcer la répression et de déconcentrer la décision : la réforme de 1775 plaça toute l’administration provinciale sous l’autorité d’un gouverneur unique, sans toucher à la centralisation, bien au contraire, puisque la suppression de l’« hetmanat » (1764) avait fait disparaître la dernière trace de l’autonomie ukrainienne.