Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
A

Afrique noire (suite)

Ainsi, mémoire et inspiration s’entremêlent. Il s’agit de dévoiler l’histoire passée, de rappeler des généalogies, de magnifier des lignages. Là où il n’y a pas de cour royale ou d’aristocratie puissante, les textes apparaissent plus lyriques qu’épiques, plus événementiels que traditionnels. L’actualité est toujours présente, et le rappel du passé est fait pour la renommée du présent. L’attention aux personnes vivantes et aux événements vise à assurer la permanence de valeurs communautaires à travers des formules critiques et des rappels allusifs au passé, dont les victimes sont ceux qui, par leurs attitudes, apparaissent comme des facteurs de déséquilibre social.

La somme de proverbes connue par les vieux est généralement immense. L’enfant qui connaît le plus d’énigmes (ou devinettes) voit son prestige s’accroître.

On peut donc valablement parler d’une prééminence de la mémoire, car elle est non seulement une fonction privilégiée dans la psychologie de la connaissance, mais les détenteurs de plus grandes connaissances acquièrent par là même le statut social des sages et des ancêtres vivants. Il est intéressant de voir comment la mémoire s’est « institutionnalisée » à travers des personnes, de même qu’elle s’est fixée sur des bas-reliefs (palais d’Abomey*) ou des statuettes (Koubas [ou Kubas] du Congo), ou des poids à peser l’or (Achantis [ou Ashantis]). Il serait faux de ne voir dans le travail de la mémoire qu’un effort de mise en dépôt. Il est en fait une tension vers le présent, qu’il valorise.

À travers les textes de style oral, c’est toute la vie de la société qui s’exprime et se perpétue.


La parole proférée

Si ces textes sont vivants parce qu’ils dévoilent à la société sa propre identité, ils le sont aussi parce qu’ils sont nécessairement proférés, en somme actualisés sans cesse par la voix et dans un public qui les reçoit consciemment. Quelle est la valeur et l’importance de la parole ?

La parole proférée est partie intégrante d’une civilisation de l’oralité. Elle est l’achèvement nécessaire de la prééminence « mémorielle ». Psychologiquement, la parole est force, elle a valeur d’acte ; on se protège d’ailleurs contre des paroles trop fortes. Au plan sociologique, le locuteur proférant un texte engage son groupe ou, tout au moins, l’incite à participer. Du point de vue de l’écologie, il y a des moments privilégiés pour proférer la parole, rituellement définis, ou encore la nuit, moment d’intensité collective où le divertissement se joint à l’échange des connaissances. Enfin, techniquement, il y a une éducation de la voix ; celle-ci doit être claire, portante et d’une intonation rythmée, afin de soutenir l’attention du public.

Un texte proféré, s’il est rituel, doit être proféré sans erreurs. Toute déviation est punie par une sanction collective, car elle instaure un déséquilibre. Par contre, la parole bien dite a valeur d’acte. Les louanges sont un don qui appelle par nécessité un contre-don. Il existe des objets qui permettent de se protéger contre l’excès de louanges.

Celui qui profère des paroles le fait au nom d’un groupe. Il est des joutes oratoires qui engagent, parfois à titre définitif, des prestiges qui se reportent sur tout le groupe. Les contes joués la nuit en public créent une émulation telle que les auditeurs participent au jeu, par leur attention active, dans un esprit de compétition et dans une attitude d’approbation. D’ailleurs, les textes proférés sont harmonisés avec le chant et la danse. En bambara, le chant est donkili (littér. l’« appel de la danse »), et les joueurs « font parler » leurs instruments.

Il est enfin des conditions de lieu et de temps qui sont privilégiées. Elles sont imposées par le calendrier des cérémonies, en accord avec les activités culturales, par des événements familiaux qui concernent toujours une partie du village ou du quartier. Le moment privilégié pour tout ce qui n’est pas rituellement « fonctionnalisé », encore que cela ne soit pas exclu, est la nuit. On refuse normalement de proférer des textes tant que « la terre est blanche ». La nuit, tous les travaux étant finis, la communauté se regroupe sur la place ou dans une grande maison réservée à cet effet. L’assistance connaît déjà les textes proférés, mais sa présence est garante de toute déformation. Ainsi le consensus du public, sa sanction, son émulation sont des facteurs importants dans la mise à l’épreuve constante des textes. La culture se maintient à travers un processus d’échanges où la voix des hommes et des instruments est le véhicule essentiel de la communication.

C’est pourquoi la voix doit être éduquée. Il y a une « eugénie de la parole », selon l’expression heureuse de D. Zahan. On la réalise par exemple grâce à la macération de certaines substances (noix de kola), en modifiant certaines parties de la bouche (limage des dents, teinture des gencives).


Structure des textes

Les textes de style oral s’intègrent, nous l’avons vu, étroitement dans la société et dans la culture, à un tel point qu’en les isolant de leur milieu naturel — c’est ce qui est fait par l’écriture — non seulement on se prive du contexte où ils sont significatifs, mais on les réduit à être les témoins impersonnels d’une histoire, d’un contenu culturel, d’un ensemble de croyances et de représentations.

Il nous faut donc donner des textes une définition qui convienne à une civilisation de l’oralité. La mémoire doit trouver une assise structurée, une trame à laquelle elle s’accroche et qui est transmise en même temps que le texte. De plus, la profération de la parole fait que tout texte n’a d’existence que vers le public et par le public. Notre définition doit donc tenir compte de deux critères : l’existence d’une technique de mémorisation et d’attention, par laquelle les textes sont plus aisément mémorisés et auditivement perçus ; un contenu sémantique, que la société valorise et suscite à la conservation de la mémoire patrimoniale. Un texte de style oral est un message répondant à deux conditions réciproques : il est fixé par une trame qui est une structure mnémotechnique ; il actualise une volonté manifestée par autrui d’accueillir et de conserver tout un ordre de faits et de valeurs.

La trame des textes comme structure mnémotechnique définit le style oral. Bien qu’il n’ait guère été suivi, c’est à Marcel Jousse qu’on doit cette conception lumineuse de l’oralité.