Carthage (suite)
Après 480 av. J.-C., les artistes carthaginois, coupés de la Grèce, délaissent l’art figuratif. Au tophet, au sud de la ville, les silhouettes humaines sculptées sur les cippes sont de plus en plus schématiques et se transforment en « signes » géométriques au début du ive s. av. J.-C. : les « bouteilles » ont le col et la panse rectilignes ; Tanit, parèdre de Baal Hammon promue Dame de la cité, est invoquée par un triangle surmonté d’une droite et d’un cercle. Le croissant lunaire aux cornes abaissées domine ces emblèmes, qui décorent désormais des stèles à fronton triangulaire de style grec, substituées aux naos et aux trônes. La conception équilibrée et sobre de ces compositions correspond à l’esthétique classique, mais leur transcription linéaire, originale, est l’expression du génie mystique, imbu de la transcendance divine, des Puniques. Cependant, dès la fin du ve s. av. J.-C., Carthage a repris pied en Sicile, et, après chaque victoire, artistes et œuvres d’art insulaires débarquent dans la cité. Un temple de style grec y est construit en l’honneur de Déméter vers 396 av. J.-C. L’hellénisme va de nouveau dominer les arts, mais un hellénisme provincial, désuet. L’industrie du bronze commence à produire des objets de luxe : œnochoés de style étrusque, rasoirs en forme de hache à col de cygne, d’un modèle nouveau qui permet de déceler la présence punique sur un site. Vases et masques-amulettes de verre restent fidèles aux traditions syro-phéniciennes.
Carthage, alliée à l’Étrurie au début de l’ère hellénistique, puis à l’Égypte lagide vers 300 av. J.-C., est toute-puissante et s’efforce de s’intégrer au monde contemporain. Des Grecs ouvrent dans la cité des ateliers qui font école, et, sous leur impulsion, le marbre, l’ivoire, le bronze et le verre sont ouvrés avec talent, les modes nouvelles adoptées. Les ports s’ornent de portiques ioniques. Les tendances mystique et symbolique de l’art hellénistique favorisent son implantation, mais cette conversion est plus apparente que réelle et les Puniques restent attachés à leur culture sémitique. On assiste alors à la naissance d’un art « périphérique » composite, exotique, art illusionniste où l’abstrait se mêle au concret pour évoquer le surnaturel. Stèles votives, lames de rasoirs, œnochoés de bronze, garnitures de coffrets en ivoire, appliques de meubles se couvrent de décors hellénisants, mais ces images habillent des mythes phéniciens. Tanit prend indifféremment les traits de l’Isis alexandrine et de la Déméter sicilienne ; Nikê tropaiophore assiste Baal Hammon ; Shadrapa, égalé à Dionysos, lui emprunte ses emblèmes, le cratère et l’hedera, ses compagnons, les satyres et les bacchantes. Les sarcophages des notables, en marbre, reproduisent une cella grecque ; certains portent sur le toit l’effigie du défunt couché dans la position hiératique de l’orant oriental, la main droite levée. Sur les ex-voto du tophet, des architectures fantastiques, inspirées par les peintures des vases italiens, où des chapiteaux éoliques mettent parfois une note punique, encadrent les emblèmes sacrés. Au iie s. av. J.-C., un art populaire africain, exubérant, est en voie de formation, qui survivra quelque temps à la chute de Carthage (146 av. J.-C.).
Cette fin fut prématurée : les artistes puniques n’avaient pas encore trouvé leur voie. Le rôle de Carthage dans l’histoire de l’art universel n’en demeure pas moins essentiel : sans son action éducatrice, jamais l’art romain d’Afrique n’eût connu un tel épanouissement.
C. P.
➙ Afrique romaine / Hannibal / Phénicie / Puniques (guerres) / Rome.
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