Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
C

Carthage (suite)

Carthage romaine

Moins d’une génération plus tard, Caius Gracchus tenta pourtant de fonder une colonie. Vers 44 av. J.-C., César en assura la réalisation dans les anciens faubourgs. Vers 33 av. J.-C., Auguste la compléta par la fondation de la colonia Iulia, qui s’étendait sur le centre même de l’ancienne cité. Le terrain porte les traces très nettes des cadastrations successives et surtout les vestiges des constructions massives de l’époque impériale romaine. C’est de cette époque que datent les ruines dans lesquelles certains crurent identifier au xixe s. la maison d’Hannibal, le temple d’Eshmoun ou d’autres monuments carthaginois.

En vérité, Carthage redevint une grande ville, car elle exportait le blé d’Afrique, importante part du ravitaillement de Rome. Aussi, là où se trouvait le tophet, d’immenses constructions pourraient avoir servi d’entrepôts. Les ports anciens furent de nouveau utilisés. Le long de la mer s’étendait une vaste esplanade, qui pourrait avoir été le forum. Également sur la côte furent construits les vastes thermes d’Antonin, alimentés, comme toute la ville, par l’aqueduc de Zaghouan (Zarhuān) et de vastes citernes. Il reste encore des ruines du théâtre, de l’odéon, du cirque, de l’amphithéâtre, de nombreux autres édifices ou maisons privées, riches de mosaïques (maison des Chevaux), et tout cela atteste un changement de genre de vie tout à fait radical par rapport à l’époque punique. Des survivances apparaissent toutefois : le parler sémitique de l’ancienne Carthage s’entend encore à l’époque d’Apulée et même plus tard. Les anciens dieux survivent sous des noms nouveaux : Tanit est devenu Junon Caelestis ; Baal Hammon s’est identifié à Saturne. Le titre de suffètes fut de nouveau porté par des magistrats municipaux.

Carthage ne bénéficia pas pour autant d’une existence sereine au temps de la paix romaine. Elle subit les sanglantes conséquences des remous politiques qui l’agitèrent, comme cela arriva dans les autres grandes villes du monde romain, qu’elle égalait en importance : Antioche et Alexandrie. En 238, elle fut saccagée par les soldats, et ses ports furent systématiquement démolis vers 300, peut-être par un usurpateur africain qui voulait la couper de Rome. En 311, elle fut châtiée, par un sac en règle, de ses velléités autonomistes.


Carthage chrétienne, vandale et byzantine

Après ces dévastations volontaires, comme après un grand incendie sous Antonin le Pieux, la ville se restaura et s’embellit. Au ive s., elle devint une ville chrétienne, siège du primat d’Afrique. Son siège épiscopal avait déjà été illustré par saint Cyprien, au temps des persécutions, et les conciles se succédaient nombreux depuis 200. Les églises et basiliques, dont la plus importante était la Domus Caritatis (Damous el-Karita), étaient surtout localisées au nord, ce qui a permis de supposer que les faubourgs populaires avaient été christianisés bien avant le centre. Il est certain que la ville demeurait imprégnée d’une mentalité païenne au temps où saint Augustin y sentait bouillonner la « poêle à frire (sartago) des amours coupables ». On continuait à construire de luxueux édifices.

En 439 arriva le roi vandale Geiséric, qui prit Carthage et en fit sa capitale. Cela n’avait pas empêché son peuple de démolir systématiquement les édifices, peut-être dans un but stratégique : dans les thermes d’Antonin, les voûtes avaient été fracturées pour provoquer leur effondrement. Ce qui n’avait pas été renversé fut incendié. L’histoire des Vandales à Carthage est aussi celle de la persécution impitoyable des catholiques par l’arianisme, dont le roi Hunéric fut le plus sanglant défenseur. En 533-34, débarqua Bélisaire à la tête des troupes byzantines. Carthage allait connaître sous cette domination une nouvelle époque de prospérité, qui cessa à la venue des Arabes vers 695. Une grande partie de la population avait alors pris la fuite. Le site semble avoir été abandonné à peu près vers l’époque où Saint Louis, en croisade, mourut de la peste dans le camp qu’il avait établi sur le flanc de la colline de Byrsa (1270).

R. H.


L’art et l’archéologie

Jamais au cours de son histoire Carthage n’apparaît comme le berceau d’un art original, susceptible de s’imposer à ses rivaux égyptien, grec, étrusque. Cette condamnation est-elle sans appel ? La documentation est abondante, mais limitée au mobilier funéraire, à des ex-voto de sanctuaires et à des murs de maisons pillées : ces vestiges donnent-ils la mesure des dons esthétiques des Puniques ?

Trois périodes sont à distinguer : archaïque, classique et hellénistique.

La première va de la fondation de la cité jusqu’en 480 av. J.-C., date de la défaite d’Himère. C’est une ère coloniale où Carthage fait office de conservatoire du passé. Les plus anciens vestiges puniques connus sont des monuments votifs érigés au sanctuaire de Salammbô, situé au sud des ports, où les nouveau-nés des familles de notables étaient passés par le feu, selon le rituel des sacrifices molek (dans la Bible moloch). Une chapelle miniature (2 m2) découverte par P. Cintas, datée par de la céramique grecque de 725 av. J.-C. environ, reproduit une tombe-sanctuaire de type mycénien, voûtée en encorbellement, avec une cour, un enclos à libations et sans doute un labyrinthe. À partir de la fin du viie s. av. J.-C., les ex-voto sont des bétyles prismatiques en grès, fichés dans des socles. Au siècle suivant, ces bétyles se dressent à l’intérieur d’un naos de type égyptisant orné d’une gorge (0,50 m de haut environ) ou sur un trône à la mode orientale. Durant l’époque perse (seconde moitié du vie s. av. J.-C.), le naos se pare de frises d’uraeus, d’emblèmes solaires et lunaires, inspirés par des modèles phéniciens. L’influence grecque devient de plus en plus sensible grâce à la colonie sicilienne de Motyé, et des images d’orants tendent à remplacer les bétyles à l’intérieur des chapelles. Les coroplastes puniques, formés par des maîtres chypriotes, produisent leurs chefs-d’œuvre avec les masques de terre cuite qui représentent des accessoires cultuels liés aux sacrifices molek : faciès de démons ridés et grimaçants, couverts de verrues (tels les masques de « vieillards » dédiés à Artémis Orthia à Sparte), ou portraits idéalisés d’hommes et de femmes souriant. L’or massif est ouvré selon une technique venue de Chypre, qui allie le grènetis au repoussé. Boucles d’oreilles de style égyptien, anneaux sigillaires enchâssant un scarabée, médaillons garnis de symboles religieux parent les morts. L’ivoire est gravé.