Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
C

Carthage (suite)

De ce repaire partaient les navires qui allaient, à l’instar de ceux de Tyr, chercher les métaux rares (argent, étain) dans l’extrême occident de la péninsule Ibérique. Carthage s’assura peu à peu le monopole de ce trafic, écartant les Grecs, commerçants rivaux dont la colonisation progressait dans le nord de la Méditerranée (Marseille), s’arrangeant avec les Étrusques, récupérant l’empire commercial phénicien après la prise de Tyr par Nabuchodonosor II (573). Il ne s’est pas créé une grande industrie métallurgique, et Carthage n’a fait que servir d’intermédiaire, de même qu’elle ne s’est intéressée que très tardivement, et comme à regret, à l’usage de la monnaie. Au iiie s., on employa de petits sacs de cuir marqués du sceau de l’État, qu’il était interdit d’ouvrir et qui contenaient des objets qu’on pouvait supposer être des pièces de monnaie. En contrepartie, ce qui, pour les Phéniciens, n’était que des escales devint pour Carthage de solides prises de possession coloniales, notamment en Sicile, en Sardaigne, en Espagne.

En Espagne, où Hamilcar et Hasdrubal devaient constituer un quasi-royaume (capitale Carthagène), la population d’origine punique pratiquait la pêche et fabriquait des salaisons et des sauces à base de poisson qui s’exportaient bien. Ibiza fut densément peuplée.

La Sicile fut partagée entre le pays grec, à l’est, et la zone d’influence punique, où la population locale des Elymes coexistait avec d’importants établissements, dont la ville insulaire de Motyé, pourvue d’un typique tophet, mais qui n’en a pas moins été, comme toute la Sicile carthaginoise, marquée par l’influence artistique des Grecs.

L’occupation de la Sardaigne se fit progressivement et en profondeur, avec création de villes côtières, d’exploitations minières et de forteresses pour surveiller l’arrière-pays (Mont Sirai, près de Carbonia). Les traces d’occupation sont moindres sur la côte d’Afrique (Tipasa, Hadrumète).

Voyant plus loin encore, le gouvernement patronna des explorations lointaines : sur mer, deux périples menèrent l’un Himilcon jusqu’aux îles Britanniques, l’autre Hannon sur les côtes occidentales d’Afrique. Le Sahara fut parcouru plus d’une fois. Un Magon se vanta d’avoir traversé trois fois le désert sans boire !

Il restait à défendre l’empire commercial contre les concurrents grecs. Hors de Méditerranée, il s’agissait de garder secrets les itinéraires. En Méditerranée, le conflit était inévitable : en 535, les Grecs subirent des pertes irréparables sur la côte de Corse, mais, en 480, à la bataille d’Himère, ils furent les vainqueurs. La guerre, qui se poursuivit en Sicile aux ve et ive s., fut un coup de frein à l’expansion carthaginoise ainsi que l’occasion d’une révolution intérieure, qui renversa la prépondérance de la famille des Magonides et s’accompagna d’une période d’austérité économique et de récession commerciale. L’aristocratie établit un pouvoir tyrannique, et la religion fut réformée au profit de Tanit, qui s’acquit la première place dans les cultes locaux. À ce moment, Carthage s’était agrandie d’un arrière-pays africain, d’une « Terre ferme », qui avait permis à ses riches commerçants de devenir en outre de gros propriétaires. Ceux-ci possédaient des domaines d’arboriculture (oliviers, grenadiers, dattiers) et d’élevage dans les régions proches de Carthage, tandis que les Libyens indigènes des terres céréalières plus éloignées payaient un lourd tribut en nature. Ils semblent avoir dirigé avec intérêt leurs exploitations, et un général à la retraite du nom de Magon écrivit un traité d’apiculture célèbre dans le monde antique.


Marins et soldats

La technique agricole n’était rien à côté de celle des navigateurs, qui, sans boussole, guidaient les flottes commerciales en extrême Occident. La construction navale était aussi renommée que celle des Phéniciens de Tyr et faisait l’admiration des Anciens. La flotte de guerre était d’une importance relativement modeste. L’armée, de son côté, fut amenée à jouer un grand rôle historique, mais sans avoir correspondu à une vocation innée. Les Carthaginois usèrent souvent de diplomatie, pour ne pas dire aussi de duplicité, dans leurs relations extérieures. La diplomatie échouant, ils faisaient, pour la guerre, le plus possible appel aux mercenaires étrangers. En 241-238, leur révolte fut un des épisodes les plus atroces de l’histoire de la cité, car ils entraînèrent derrière eux la population libyenne.

Cette grande secousse succédait à la première guerre punique* (264-241), première grande guerre contre Rome, nouvelle puissance rivale en Méditerranée : l’échec de cette guerre, qui fit perdre à Carthage les territoires de Sicile, entraîna, outre cette violente secousse sociale, une restriction des pouvoirs de l’aristocratie, grâce à l’action des Barcides, qui surent à la fois mener la lutte contre Rome et s’appuyer sur le peuple pour assurer la destinée de Carthage.

L’un des Barcides, Hamilcar, fonda alors la colonie d’Espagne, dont l’extension devait inquiéter les Romains. Puis un autre Barcide, Hannibal*, entreprit sa célèbre marche qui l’amena (deuxième guerre punique*, 218) jusqu’aux murs de Rome. Mais Rome fut victorieuse (Zama, 202). Carthage ne se releva pas de cet échec. La troisième guerre punique* s’acheva, en 146 av. J.-C., par la destruction totale de la ville, résultat de l’hostilité sans merci de l’aristocratie romaine.


Carthage rasée

Les derniers jours de combat avaient été durs. Il avait fallu prendre la ville maison par maison, et Appien explique que les quartiers centraux étaient bâtis d’immeubles à six étages, serrés autour de rues dallées, mais si étroites que les soldats passaient d’un côté à l’autre sur des planches appuyées aux terrasses. Les assaillants avaient ainsi gravi lentement la colline de Byrsa, où était la citadelle, au milieu des incendies et des effondrements des grands immeubles en briques crues. Ce que les combats n’avaient pas détruit, les soldats romains allaient l’anéantir systématiquement. Une inscription commémorative trouvée près du cap Gamarth porte la formule de malédiction sacrée prononcée par Scipion vainqueur. Il était interdit désormais de bâtir en ce lieu.