Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Afrique noire (suite)

Dans sa définition classique, la littérature est l’ensemble des productions écrites qui ont un intérêt esthétique dans une nation, un pays, une époque. S’il en est ainsi pour l’Afrique traditionnelle, c’est au prix d’une mutation et d’une réflexion par lesquelles des textes strictement oraux se trouvent convertis en des formes fixes, écrites, paginées. La « littérature traditionnelle » de l’Afrique noire est, au moins techniquement, un résultat de l’occidentalisation. Qu’on se réfère par exemple aux deux collections originales qui nous transmettent des œuvres africaines, « les Classiques africains » (Julliard) et « The Oxford Library of African Literature » (Oxford University Press).

Il serait vain, toutefois, de ne présenter cette littérature qu’à travers ces témoignages, aussi intéressants qu’ils soient. Que recouvrent-ils ? De quels hommes traduisent-ils l’expression ? De quelles cultures sont-ils la sémantique ? Comment en sont-ils arrivés à se figer dans une forme qui en permet la lecture ? Au terme même de notre interrogation, est-ce bien une littérature ? Les textes écrits auxquels nous faisons référence vont s’imprégner de lumière si nous refaisons le long chemin qui, du griot africain, des chantres dynastiques, des énigmes enfantines, nous mène à eux.

Les textes écrits nous donnent une image incomplète de leur vitalité, car, originellement, ils ne sont pas écrits, ils sont oraux. Il faut donc définir l’oralité afin de les situer tant dans leur fonction que dans leur sémantique. L’Afrique traditionnelle, toutefois, n’est pas statique ; elle s’insère dans le présent et dans l’actualité. Nous verrons alors que doit s’opérer un passage de l’oral à l’écrit. Quelles mutations les textes doivent-ils subir ?


Civilisation de l’oralité


Absence d’écriture

L’opinion admet couramment que l’Afrique ne connaît pas l’écriture. Cela est vrai, sous réserve, toutefois, qu’il existe des traditions littéraires écrites chez les Swahilis, les Peuls et les Haoussas, le plus souvent d’inspiration islamique et de technique arabe, que plusieurs peuples, tels les Bamoums, les Vaïs, les Tomas et quelques autres, connaissent des publics qui font usage d’écritures spécifiques. Ces faits restent assez limités, et il est évident que les cultures africaines, pour l’ensemble, ne se transmettent pas par l’écrit.

Mais, alors, comment leur permanence et leur transmission sont-elles assurées ? À vrai dire, l’absence d’écriture n’est pas une tare. Certes, la plupart des anthropologues rapportent la civilisation à l’usage de l’écriture, et leurs réflexions sur les littératures orales sont souvent marquées par une tendance inconsciente à réduire celles-ci aux manifestations du folklore. Un tel point de vue est impertinent pour l’Afrique comme pour bien d’autres régions du monde, car ce qu’il est convenu d’appeler leurs littératures participe à un dynamisme créateur et à une éthique qui appartiennent au monde présent. Le folklore est la forme usée, déformée, rapiécée de textes qui véhiculent des valeurs auxquelles les intéressés ne croient plus ou qui n’ont plus de fonctions dans la société actuelle.


L’oralité

La civilisation moderne, technicienne et universaliste, nous fait oublier que les hommes peuvent aussi s’organiser sans recours à la fixation de l’écriture. Traditionnellement, l’Afrique connaît une civilisation dont la technique de communication est l’oralité. Plusieurs auteurs ont bien vu ce problème, que ce soit Marcel Jousse dans l’Anthropologie du geste ou Claude Lévi-Strauss dans l’Anthropologie structurale. Celui-ci, après avoir rejeté les termes privatifs du type sans-écriture, sans-machinisme, auxquels il reproche de dissimuler une réalité positive, écrit : « [...] ces sociétés sont fondées sur des relations personnelles, sur des rapports concrets entre les individus. » Nous ne nous livrerons pas au paradoxe de nier l’importance de l’écriture, car elle est un facteur irréversible d’efficacité dans la civilisation moderne. Mais l’incidence des littératures orales dans les préoccupations actuelles exige qu’on les envisage dans leur passage de l’oralité à l’écriture et que, par là même, on souligne l’ambiguïté de celle-ci : « [...] elle a retiré à l’humanité, observe Lévi-Strauss, quelque chose d’essentiel en même temps qu’elle lui apportait tant de bien-faits. » Cet essentiel jette un éclairage lumineux sur la littérature orale de l’Afrique, dont la compréhension n’est possible que si l’on ne la sépare pas de la civilisation où elle fonctionne et qui lui confère sa sémantique. Dès lors, nous pouvons conserver par commodité le terme de littérature, mais il s’agit en fait d’un ensemble de textes de style oral, selon l’expression de Marcel Jousse. Qu’ils contiennent des valeurs esthétiques, cela est évident, mais celles-ci ne sont pas cherchées pour elles-mêmes. La littérature orale est passible des mêmes critiques que celles qui ont déjà été adressées à l’art africain. Avant d’être des formes d’art, ce sont des formes qui ont la charge de signifier les multiples relations de l’homme à son milieu technique et éthique.

Nous ne prendrons en considération les textes eux-mêmes qu’après avoir dégagé ce qui nous apparaît comme les trois traits essentiels de toute civilisation de l’oralité : la prééminence de la mémoire, la parole proférée, la structure des textes. Dès lors, le contenu des textes ne nous apparaîtra plus comme des thèmes littéraires, mais comme l’expression culturelle d’une société vivante.


Prééminence de la mémoire

Il existe dans la société africaine des personnes dont la fonction est d’être des dépositaires et des transmetteurs. Le fait est bien connu. Ainsi, chez les Bétés de Côte-d’Ivoire, la tradition orale est transmise soit par des diseurs qui sont de véritables historiens, toujours accompagnés d’un joueur de lyre, soit par des diseurs artistes qui ne racontent l’histoire que dans un langage tambouriné. Tous les enfants sont admis aux cours d’histoire, mais ne réussissent vraiment que ceux qui sont doués d’une bonne mémoire. D’autres diseurs n’entrent en jeu que lors des funérailles.

Djibril Tamsir Niane, dans son livre sur Soundiata, présente les griots de la cour du Mali comme des conseillers, des détenteurs des constitutions « par le seul travail de la mémoire ». Des griots sont choisis comme précepteurs des jeunes princes. Leur art est celui « de la parole et de la musique ».

À propos de ces poèmes yoroubas que sont les ijala, S. A. Babalola observe deux catégories de poètes. D’une part, il y a des mendiants, surtout des femmes, qui parlent sous l’inspiration d’Ifa et qui cherchent à obtenir pour leurs lignages les faveurs d’Ogoun. D’autre part, il y a des professionnels, qui subissent un long entraînement auprès de maîtres fameux.