Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
C

Carolingiens (suite)

• Une économie d’échange. Celle-ci survit pourtant : d’abord au niveau local, où les transactions médiocres, très proches du troc antique, animent toujours les marchés hebdomadaires des gros villages et des petites villes qui ont survécu au déclin urbain de l’époque mérovingienne. Le trafic de produits pondéreux (blé, vins et surtout poissons, sel et fer) se maintient au niveau régional et interrégional. Quant au grand commerce international, contrôlé par des marchands professionnels, syriens, juifs, frisons ou Scandinaves, également désignés du nom de negociatores, il connaît une sensible reprise à l’époque carolingienne, mais pour le seul profit d’une clientèle riche (rois, églises, grands propriétaires) et peu nombreuse (quelques milliers de personnes seulement), également avide de produits orientaux (tissus précieux, parfums, épices) et septentrionaux (ambre, fourrures). L’établissement par Charlemagne de nombreuses stations militaires (Königshöfen) le long des routes stratégiques, la réforme monétaire qui substitue au sou d’or déprécié un denier d’argent de bon aloi favorisent une renaissance marchande que certains auteurs attribuent également à l’afflux de l’or musulman depuis la seconde moitié du viiie s. Il en résulte une renaissance urbaine autour des débarcadères maritimes ou fluviaux où aboutissent les grands courants d’échange. Là se constituent ou se reconstituent des agglomérations marchandes, les portus : Rouen, Quentovic, Duurstede sur la mer du Nord ; Hedeby sur la Baltique ; Valenciennes, Gand, Tournai sur l’Escaut ; Dinant, Namur, Huy sur la Meuse ; Mayence sur le Rhin, etc.


La « renaissance carolingienne »

Parallèlement à cette renaissance marchande, mais non subordonnée à elle, s’épanouit ce que l’on est convenu d’appeler avec une certaine emphase la « renaissance carolingienne », témoin d’une culture que l’historien Robert S. Lopez qualifie pourtant de « transition ». Voulue par Charlemagne, cette dernière n’a pour but premier que de faciliter la formation de bons administrateurs et de bons évêques avec l’aide et sous la direction de savants étrangers attirés à prix d’or, tels l’Anglais Alcuin (v. 735-804), l’Espagnol Théodulf (v. 750-821), les Italiens Paul Diacre (v. 720 - v. 799) et Pierre de Pise. Aussi remporte-t-elle ses succès les plus éclatants dans le domaine de l’écriture (la minuscule caroline), dont le grand mérite est la lisibilité, dans celui de la grammaire latine, dont on fixe les règles avant que le vrai latin meure définitivement, victime de la montée des idiomes nationaux, dans celui enfin de la conservation des grandes œuvres, avant qu’elles disparaissent victimes du feu, de la négligence ou du désir d’un clerc d’en réutiliser le support en parchemin à des fins hagiographiques. Réalisées essentiellement sous le règne de Charlemagne, ces réformes permettent à la renaissance carolingienne de s’épanouir réellement sous le règne de ses successeurs, notamment sous celui de Charles le Chauve, au cours duquel le plus grand penseur du temps, l’Irlandais Jean Scot Érigène, rédige le De divisione naturae (865), première grande synthèse théologique élaborée en Occident au Moyen Âge.

Plus complexe mais sans doute plus originale et plus féconde que la renaissance des lettres, celle des arts est également fille de l’Église, au service de laquelle travaillent enlumineurs, orfèvres, architectes et musiciens.

« Renaissance » marchande et urbaine à l’époque carolingienne

Dans son ouvrage fondamental Mahomet et Charlemagne (1937), le grand historien belge Henri Pirenne (1862-1935) attribue aux invasions musulmanes la rupture des relations commerciales entre l’Orient et l’Occident et, par contrecoup, le déclin définitif du réseau urbain de cette dernière contrée, qui serait passée brutalement d’une économie ouverte à une économie fermée, le passage de l’une à l’autre étant marqué par la cessation de la frappe de l’or sous les Carolingiens, par l’abandon de l’usage du papyrus par la chancellerie des derniers Mérovingiens, par l’arrêt des importations des tissus précieux et des épices orientales sur les marchés de l’Empire. À l’intérieur de celui-ci, une renaissance urbaine temporaire, étudiée dès 1927 par Henri Pirenne dans les Villes au Moyen Âge, se serait manifestée au ixe s. autour des portus carolingiens ; mais ces derniers auraient été créés ex nihilo par des marchands itinérants d’origine inconnue à la seule exception des Frisons, vendeurs de draps flamands, auxquels serait due la création des portus mosans.

Depuis lors, ces thèses ont été contestées par de nombreux historiens. Dans une série d’articles publiés entre 1947 et 1957 dans les Annales (économies, sociétés, civilisations), Maurice Lombard affirme que les invasions musulmanes ont non pas interrompu, mais ranimé les échanges entre l’Orient et l’Occident, dont les exportations (bois, fourrures, minerais, esclaves, etc.) sont stimulées par l’appel du monde musulman, depuis lequel afflue en contrepartie l’or thésaurisé en Perse, en Égypte ou extrait des mines asiatiques ou africaines du Soudan : dans ces conditions, l’abandon de la frappe de l’or au profit du denier d’argent renforcé, en 781, par les Carolingiens, marquerait simplement la primauté du dinar musulman (mancus) sur le sou carolingien.

En outre, ce réveil du grand commerce aurait assuré celui des villes aux carrefours où se rejoignent les courants d’échanges qui enserrent l’Europe carolingienne d’un réseau assez lâche : façade méditerranéenne en Vénétie et en Catalogne ; sillon rhodanien et vallée mosane ; ports de la mer du Nord. Mais pour de nombreux historiens, dont F. Rousseau et G. Despy, ce réveil urbain se serait fait non pas à partir de créations ex nihilo, mais à partir d’organismes urbains dont la vie ne se serait jamais totalement interrompue depuis le Bas-Empire et ne devait pas l’être au xe s. par les invasions normandes, contrairement à l’opinion d’Henri Pirenne.