Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
A

Afrique noire (suite)

Les Européens n’étaient pas davantage conscients des exigences de la colonisation dont rêvaient leurs doctrinaires. Tous constataient le retard du « primitif » sur le « civilisé ». Aucun ne doutait de la moralité d’une conquête qui étendrait à tous les bienfaits de la civilisation. Seuls les Anglais, les Français et les Portugais avaient, vers 1870, une certaine expérience de l’Afrique, mais limitée, les Anglais recherchant en Afrique occidentale une tutelle dont l’expiration les débarrasserait de la charge d’administrer et d’éduquer les populations qui avaient renoncé à l’esclavage et se christianisaient, les Français rêvant d’assimiler les habitants de leurs petites colonies pour le plus grand prestige de la mère patrie, les Portugais élaborant des réformes qui se perdaient dans la nonchalance de la vie quotidienne d’une société plus métissée qu’ailleurs. L’évolution de ces petits territoires ne posait pas à de grands États européens de problèmes majeurs. Mais, quand, subitement, les colonies se furent accrues au point d’atteindre des surface infiniment supérieures à celles des métropoles et de grouper des populations plus nombreuses, tous les gouvernements réagirent de même : les colonies devaient se suffire à elles-mêmes, ne pas trop émarger au budget métropolitain. C’était évidemment contradictoire avec la thèse de la « civilisation ». La philanthropie suppose le don.

Très tôt, aussi, dans tous les parlements, des voix se firent entendre pour qu’on utilisât plutôt en métropole les crédits votés pour les colonies. Les gouvernements, dès lors, limitèrent la dépense, et les colonies végétèrent plus ou moins, sous-administrées et sous-équipées.

Restait le grand espoir des doctrinaires, l’investissement privé, qui créerait l’infrastructure nécessaire à la « mise en valeur ». Les capitaux se trouvèrent en effet là où des richesses immédiatement exploitables les garantirent, où des mines offraient diamants, or ou cuivre. Ils ne se trouvèrent pas là où une coûteuse prospection aurait révélé les gisements qu’on a exploités après la décolonisation.

La solution britannique des compagnies à charte, auxquelles le gouvernement cédait, en échange de la poursuite de l’exploration, de la création d’un réseau de communication et de la promotion des indigènes, l’administration et l’exploitation de vastes territoires, fut adoptée avec enthousiasme. Les Compagnies royales du Niger, d’Afrique-Orientale britannique, d’Afrique du Sud furent créées entre 1886 et 1889, à peu près au même moment que les Compagnies allemandes du Sud-Ouest africain et d’Afrique orientale. Incapables d’organiser des régions trop vastes, de maîtriser les révoltes souvent provoquées par la maladresse de leurs agents, elles renoncèrent bientôt, à la seule exception de la riche Compagnie d’Afrique du Sud, qui persista jusqu’en 1923, et de la Compagnie du Mozambique (1891-1942).

Les sociétés concessionnaires, auxquelles les gouvernements confiaient l’exécution des travaux publics ou l’exploitation de certains territoires, sans leur accorder de droits régaliens, ne « civilisèrent » pas mieux. Usant et abusant de leurs monopoles, brutalisant l’indigène, contraint au travail forcé dans des conditions inhumaines, elles ne surent même pas, dans la plupart des cas, tirer profit de leurs privilèges. Des scandales éclatèrent dans l’État indépendant, où la Commission internationale d’enquête instituée par Léopold II reconnut la vérité des abus dénoncés par la Congo Reform Association, que le journaliste anglais Edmond Morel avait fondée en 1904. Les brutalités du gouverneur du Cameroun Puttkamer, appuyé sur les sociétés de commerce, la cruauté des répressions des révoltes des Hottentots et des Hereros du Sud-Ouest africain ou de celles des courtiers arabes dirigés par Buschiri en Afrique orientale furent longuement évoquées au Reichstag. L’Afrique-Occidentale française reçut très tôt une administration recrutée parmi les militaires. Le Parlement hésita longtemps avant de répartir, en 1898, la plus grande partie du Congo français entre 40 compagnies, qui réunirent en tout quelque 50 millions de francs d’un capital non entièrement versé, et, malgré les abus, la persécution des indigènes et les fraudes fiscales, la plupart de ces compagnies firent de mauvaises affaires. Les bénéficiaires de l’opération furent des agents locaux et des spéculateurs avisés. L’enquête consécutive à la révélation d’atrocités dont deux jeunes administrateurs en brousse, Toqué et Baud, s’étaient rendus coupables fut confiée à Brazza en 1904. Commissaire du gouvernement de 1883 à 1898, ce dernier avait brusquement été rappelé. Ses finances, obérées par le concours qu’il avait dû apporter à l’expédition Marchand, traversant l’Afrique de Libreville à Fachoda, son opposition aux méthodes brutales des militaires Marchand et Mangin, pressés d’arriver avant les Anglais sur le haut Nil, son autoritarisme et un incontestable dédain de l’indispensable paperasserie administrative avaient causé sa chute. Il mourut avant d’avoir terminé son rapport, qui mettait en cause son successeur, Gentil. Ce dernier fut, cependant, innocenté. Les réformes qui tentèrent de mettre fin à la sous-administration et au sous-équipement de ces vastes régions aboutirent à créer la fédération de l’Afrique-Équatoriale française (A.-É. F.) [1910] en face de celle de l’Afrique-Occidentale française (A.-O. F.), organisée en 1895. Des administrateurs civils spécialement formés par l’École coloniale (1889) prirent l’Afrique noire française en charge.


L’élaboration des systèmes coloniaux

Ce fut vers 1908 que, partout, les gouvernements commencèrent à réorganiser leurs possessions et à préciser les politiques qu’ils entendaient suivre. L’État indépendant fut cédé à la Belgique. Soucieux d’accroître la rentabilité de la colonie, le gouvernement belge s’efforça d’élever le niveau de vie des indigènes, de former la main-d’œuvre et les cadres inférieurs dont il avait besoin. Fier de son paternalisme, limitant l’émigration des Blancs, qui ne furent pas autorisés à séjourner s’ils ne possédaient pas de moyens d’existence, il réussit une œuvre qu’on citait en modèle à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Il envisageait pour un avenir très lointain l’assimilation politique et sociale de la colonie à la mère patrie, sans imaginer que la décolonisation pourrait survenir très rapidement et que son beau domaine, dépourvu d’élites africaines capables de relayer les Belges, sombrerait dans l’anarchie. (V. Congo-Kinshasa.)