Historien et essayiste anglais (Ecclefechan 1795 - Londres 1881).
Toute la jeunesse de Carlyle ne fut qu’une longue et pénible recherche de sa voie dans les difficultés matérielles, auxquelles s’ajoutèrent les misères physiques et les inquiétudes de l’esprit. Profondément marqué par le calvinisme, qui le pénètre du tragique de la destinée humaine, il est en proie à une « angoisse mortelle » que contribue à entretenir la lecture des rationalistes du siècle passé. Cependant, ayant découvert la pensée allemande grâce à Mme de Staël, il va accéder à cette « nouvelle naissance spirituelle » dont il parle dans Sartor Resartus (1833-34), et ce sont finalement Kant, les idéalistes et mystiques germains et surtout Goethe, dont il traduit le Wilhelm Meister en 1824, qui lui fourniront les assises les plus solides de sa philosophie. Dès l’instant où il put déclarer au « Non éternel », par la bouche de son héros Teufelsdröckh, « je ne suis pas tien mais libre... », il se consacra à réveiller l’homme de son temps, à l’aider à prendre conscience de son âme et à s’accomplir. Avec une ardeur zélatrice et une intransigeance propre aux prédicateurs puritains, Carlyle affirme sa vérité, où la vision mystique prend appui sur un réalisme clairvoyant. À ses yeux, la solution aux problèmes individuels ne réside ni dans le scepticisme hérité des philosophes du xviiie siècle ni dans les dissolvantes mélancolies romantiques. L’unique chance de salut réside dans le spirituel, le devoir et l’oubli de soi. Sur le plan des grandes options universelles, sa position n’est pas moins nette. L’évolutionnisme de Darwin ne le satisfait pas, non plus que l’explication scientifique de la marche de l’histoire. Il est contre le dilettantisme, qu’il accuse de mener à l’anarchie, et contre l’intellectualisme, portant en germe la satisfaction paralysante ou le doute corrupteur d’énergie. À toutes ces philosophies, il oppose sa croyance absolue dans le divin et, partant, dans l’homme. Dieu ayant voulu le monde, l’humanité n’assurera sa pérennité et son progrès qu’en marchant derrière ceux qu’il inspire. L’histoire devient de ce fait l’« essence d’innombrables biographies », car, du divin, puissance, sagesse, sens de la constance de l’action se sont communiqués à des êtres exceptionnels, phares et conducteurs d’hommes sur les chemins de leur devenir. Cette conception du héros, déjà dessinée dans On Heroes, Hero-Worship and the Heroic in History (les Héros, le culte des héros et l’héroïsme dans l’histoire, 1841), va se préciser et s’affirmer au travers de la vie des personnages historiques que Carlyle admire le plus. Ces guides désignés aux peuples par le rayonnement de leur intelligence, inséparable de la plus stricte rigueur morale, et la force d’une volonté sans faille peuvent être rois, prophètes, hommes de guerre, poètes. Mais qu’ils aient pour nom Cromwell (Oliver Cromwell’s Letters and Speeches : with Elucidations, 1845), Frédéric le Grand (The History of Friedrich II of Prussia, called Frederik the Great, 1858-1865), Knox, Luther ou Napoléon, c’est à eux et à eux seuls qu’il revient de faire avancer l’histoire, car la démocratie ne peut déboucher que sur le chaos (Past and Present [Passé et présent], 1843 ; Latter-Days Pamphlets [Pamphlets du dernier jour], 1850), et, sans héros, l’âme de la collectivité se dissout (French Revolution [la Révolution française], 1837).
Carlyle appartient à cette espèce d’écrivains prophétiques qui se refusent à suivre les courants de leur siècle. En ce début du règne de Victoria tout imbu de philosophie matérialiste et grisé de progrès scientifique, il exalte les vertus spirituelles, dont il fait l’apanage de ceux qui façonnèrent l’Angleterre. Tournant délibérément le dos au byronisme, il a permis l’éclosion d’une nouvelle génération de poètes, de romanciers et de satiristes, de Browning à Lawrence en passant par Shaw, qui, tout comme Kierkegaard, Emerson ou Nietzsche, ses frères de race, ont à des titres divers prôné l’énergie et combattu la facilité et la médiocrité sous toutes leurs formes. Même si certains éléments de sa « hérocratie » ont pu être utilisés pour justifier des idéologies mises au service de la force brutale, son œuvre, vigoureuse, brûlante et poétique, demeure l’affirmation d’un noble idéal et d’une pensée que hantait seulement la grandeur de l’homme.
D. S.-F.
V. Basch, Carlyle, l’homme et l’œuvre (Gallimard, 1938). / D. E. Gascoyne, Thomas Carlyle (Londres, 1952). / J. Cabau, Thomas Carlyle ou le Prométhée enchaîné (P. U. F., 1968).