Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
C

Canada (suite)

La littérature de la révolution tranquille

À cette rupture, on a donné le nom de révolution tranquille. Tranquille, car elle ne se traduit pas en bouleversements immédiats et violents ; révolution quand même, car elle remet en cause les institutions de toute nature et jusqu’aux façons de vivre. Et, comme toute révolution couronnée de succès, elle ne fait que refléter des changements antérieurs et profonds. Au cadre protecteur de la paroisse rurale succède l’anonymat des grandes villes ; une frontière devenue perméable laisse passer le déluge de l’américanisme, les distances rétrécies permettent des contacts incessants avec Paris, et les contestataires des États-Unis comme ceux d’Europe éveillent des échos.

La condition des écrivains se transforme radicalement : dès les années 40, les revues, les éditeurs leur offrent des moyens d’expression plus nombreux ; une Académie canadienne-française privée se constitue en 1944 face à la vieille Société royale imitée de Londres ; et, grâce à la radio et à la télévision, les hommes de lettres font désormais des carrières fructueuses, constituant une classe dirigeante d’intellectuels et d’artistes dotée d’une audience qui manquait à leurs prédécesseurs de l’époque romantique, et supplantant l’influence du clergé.

La contestation affecte surtout le Québec. En politique, celui-ci affirme sa personnalité, et plusieurs vont jusqu’à désirer l’indépendance. Sur le plan religieux et moral, le Québec secoue la tutelle de l’Église, soit que les uns cherchent une foi moins sclérosée, soit que d’autres passent à l’irréligion. Il s’en prend à l’éducation classique, laïcise l’enseignement : c’est sur ce terrain que s’obtiendront les réalisations les plus rapides. En littérature, toutes les audaces deviennent permises.

Un ouvrage donne le signal du mouvement : les Insolences du frère Untel (1960) de Jean-Paul Debien, ouvrage qui marque une date sans, toutefois, viser au mérite littéraire. Les maîtres à penser ne seront d’ailleurs plus des historiens tels que Garneau ou l’abbé Groulx : chez un Guy Frégault, un Marcel Trudel, un Michel Brunet, l’histoire, sans s’interdire les aperçus d’ensemble, tient davantage des sciences exactes ; elle confine à la sociologie, qui s’est développée à Québec sous l’influence de l’école du P. Georges-Henri Lévesque — les Jean-Charles Falardeau, les Gérard Bergeron, les Fernand Ouellette — ou à Montréal sous celle d’un Jacques-Yvan Morin ou d’un Marcel Rioux. C’est peut-être chez les critiques littéraires, un Jean Le Moyne, un Jean Ethier-Blais, un Guy Sylvestre, un Gilles Marcotte, qu’on reconnaîtra les meilleurs panoramas et les jugements les plus suggestifs sur le choc des idées.


La jeune poésie

La poésie a trouvé depuis 1953 un lieu privilégié dans les Éditions de l’Hexagone, qu’anime Gaston Miron, lui-même poète de talent. Elle subit l’influence du surréalisme, importé par les manifestes du peintre Borduas (Refus global, 1948) et par les explosions verbales d’un Claude Gauvreau. Elle n’emploie plus guère le vers traditionnel. Ses premiers fruits sont encore des poèmes de la solitude, parfois du dépaysement, comme chez le diplomate Pierre Trottier (Poèmes de Russie, 1957), ou de la révolte devant l’absurde, comme chez Roland Giguère. Un Fernand Ouellette dit l’angoisse de l’homme à l’ère de la bombe atomique (le Soleil sous la mort, 1965). Mais, le titre l’indique, l’angoisse ne triomphe pas. Fernand Ouellette aboutit à un érotisme (Dans le sombre, 1967) ; et, parallèlement à l’évolution d’Anne Hébert, leur aînée, beaucoup redécouvrent la vie, la terre, les éblouissements des immensités vierges, des forêts, du majestueux Saint-Laurent : ce seront Suzanne Paradis, Paul-Marie Lapointe (Arbres, 1960), Gatien Lapointe (Ode au Saint-Laurent, 1963), Jean-Guy Pilon. Au service de cette terre natale, plusieurs s’engagent : Yves Préfontaine, Jacques Brault, Michel Van Schendel, Paul Chamberland livrent le combat pour donner une voix à leur « pays sans parole », pour célébrer en militants leur « terre Québec ».

À côté d’eux, les chansonniers, très proches d’un folklore encore vivant, se sont taillé, comme Félix Leclerc ou Gilles Vigneault, une renommée internationale.


Les nouvelles formes du roman

Pour le roman, retenons, comme point de départ d’une nouvelle étape, l’année 58, date où Anne Hébert, avec les Chambres de bois, et Suzanne Paradis, avec les Hauts Cris, injectent la poésie à un genre qui restait principalement narratif ou descriptif. Il va, en partie, tourner le dos au néo-réalisme, qui s’y était introduit depuis peu.

Il adopte les techniques du nouveau roman avec l’Aquarium (1962), premier roman de Jacques Godbout, et les œuvres de Jean Basile et Real Benoît. Ces techniques se rallient des écrivains jusque-là très différents, comme Gérard Bessette (l’Incubation, 1965) ; elles cumulent chez Réjean Ducharme (l’Avalée des Avalés, 1966), mêlées aux rêves et aux frustrations d’une adolescence amère. Hubert Aquin (Prochain Épisode, 1965 ; Trou de mémoire, 1968) s’amuse à compliquer l’intrigue et à embrouiller les fils, de manière que l’on ne distingue plus entre le narrateur, le commentateur supposé et l’auteur, et que l’on ait le choix de plusieurs versions, un peu comme le Robbe-Grillet de la Maison de rendez-vous. Ses personnages sont des conspirateurs ou des criminels en fuite ; et il faut noter la fréquence de ce thème de l’évasion — une évasion concrète en chair et en os, non un rêve d’intellectuel — et des hommes traqués, que l’on retrouve aussi chez un Claude Jasmin ou chez un Eugène Cloutier.

Un thème assez voisin, la révolte morale d’adolescents contre une famille et des éducateurs tyranniques, coïncide surtout avec les premières phases de la « révolution tranquille ». Amorcé par Diane Giguère, il se retrouve chez André Godin, Claire Martin et surtout chez Marie-Claire Biais, qu’Une saison dans la vie d’Emmanuel (1965), en lui obtenant le prix Médicis, a rendue célèbre en France : sa vision déformante, ses monstres rejoignent une poésie de cauchemar, et des pages lyriques s’intercalent dans ses ouvrages les plus récents.