Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
C

Canada (suite)

Le premier, mort prématurément en 1943, avait donné l’exemple, dès ses Regards et jeux dans l’espace (1937), d’une poésie métaphysique et tourmentée, qu’il poursuivra jusqu’à en venir à des inhibitions comparables à celles de Mallarmé, quoique dues à de tout autres causes. Le titre des Solitudes, donné par son préfacier Robert Elie à ses vers posthumes, convient aussi aux premières œuvres de sa cousine Anne Hébert, qui débute en 1942 et que consacreront le Tombeau des rois (1953) et les contes du Torrent (1950) : son style, condensé à l’extrême, explosera, pour ainsi dire, lorsque le Mystère de la parole (1960) nous fera assister à une redécouverte de la vie. Poète de la solitude, lui aussi, et de l’angoisse humaine devant la mort, Alain Grandbois, de beaucoup leur aîné, déjà connu comme styliste par ses biographies romancées, ne publie qu’en 1944 et 1948 ses deux premiers recueils, les Îles de la nuit et Rivages de l’homme, qui font de lui un chef de file et l’initiateur d’une quête qui, dans l’Étoile pourpre (1958), aboutit, comme celle d’Anne Hébert, à retrouver la joie.

À la même génération appartient Rina Lasnier, qui, débutant dès 1941 par des poèmes religieux, n’atteint cependant à la plénitude de son talent que beaucoup plus tard, dans les œuvres grandioses de sa maturité que sont la Malemer (dans Mémoire sans jours, 1960) et les Gisants (1963). De même, François Hertel, aussi critique et romancier, qui, dans les années 40 à 50, fut au Canada le coryphée du personnalisme et qui a pratiqué tour à tour le vers traditionnel, le verset claudélien, le vers libre, pour revenir au premier, n’a jamais trouvé une intensité aussi poignante que dans le recueil où, ayant perdu la foi, quitté la soutane et son pays, il clame ce qu’il appelle Mes naufrages (1951).

Et d’autres, poètes religieux comme Cécile Chabot ou Françoise Gaudet-Smet, « populistes » véhéments comme Clément Marchand ou narquois comme Jean Narrache, symbolistes et artistes comme Marcel Dugas, qui, l’un des premiers, donna le branle, attestent la vigueur de ce mouvement qui ne cessera plus guère de s’amplifier.


L’élargissement du roman

Longtemps confiné dans l’évocation du passé ou dans celle de la vie rurale, le roman y persévère en partie : on goûtera, sous la plume d’écrivains qui sont aussi professionnellement des archivistes, les Habits rouges (1923) de Robert de Roque-brune, dont peut-être nous préférons encore les souvenirs, et les Engagés du Grand Portage (1931) ou les Opiniâtres (1941) de Léo-Paul Desrosiers. Et le roman paysan atteint probablement à son apogée avec le Survenant (1945) et sa suite Marie-Didace (1947) de Germaine Guèvremont. Mais il ne décrit plus une campagne idéalisée. Sans même tenir compte des tableaux sordides d’Albert Laberge, précurseur longtemps inaperçu, c’était une âpre étude d’avarice paysanne que donnait Claude-Henri Grignon avec Un homme et son péché (1933). Et si nous passons du psychologique au social, ce sont des cultivateurs aux abois que dépeint le Ringuet de Trente Arpents (1938) avant que, dans son dernier ouvrage, le Poids du jour (1947), il ne nous narre la vie harassante d’un homme d’affaires happé par la grande ville et à qui seule la retraite permettra de retrouver le décor apaisant qu’il avait perdu. À ces romans conviendrait l’épithète de néo-réalistes, dans un pays qui avait boudé le réalisme du xixe s.

Ils traduisent une mutation sociale qui aboutit à l’urbanisation. Très caractéristiquement, Yves Thériault, après avoir commencé par des romans paysans dans le goût de Jean Giono, s’est avisé de l’existence des minorités ethniques en peignant d’abord les Juifs de Montréal (Aaron, 1954), puis en revenant aux solitudes avec les Esquimaux (Agaguk, 1958) et le mythique Peau-Rouge (Ashini, 1960) ; le culte de l’énergie et de la violence fait le lien entre ces ouvrages et domine presque exclusivement ceux qui suivront. Et ce sont les Canadiens français de Montréal, réduits à l’état de prolétaires ou à la vie insipide de subalternes, qui font l’objet de Bonheur d’occasion (1945) ou d’Alexandre Chênevert (1954) de Gabrielle Roy : chez ses personnages, citadins de fraîche date, transparaît la nostalgie des grands espaces, qui lui a dicté, dans un genre différent, toute une série d’ouvrages qui commencent par la Petite Poule d’eau (1950). Mais une telle nostalgie n’existe guère chez Roger Lemelin, qui, né dans les quartiers populaires de Québec, en campe les habitants avec un humour gouailleur dans Au pied de la pente douce (1944) et les Plouffe (1948).

Des étudiants, d’autre part, se rendent plus nombreux en Europe dès les années 30 ; ils en rapportent un malaise, et des romans l’expriment, dénonçant le puritanisme et l’hypocrisie ; on en trouve l’écho jusqu’à nos jours dans les persiflages de Pierre Baillargeon (1916-1967), de Jean Simard, d’André Giroux (Au delà des visages, 1948), de Gérard Bessette (le Libraire, 1960) ; c’est aussi un retour au pays natal que conte en 1966 la Patience des justes de Pierre de Grandpré. Dès 1934, les Demi-Civilisés de Jean-Charles Harvey passent de la satire au rejet des valeurs sur lesquelles reposait la société québécoise. Et ce genre de romans psychologiques, souvent autobiographiques, fraie la voie au roman d’analyse, qui porte son attention sur la vie intérieure des personnages et non sur leur milieu social ou national : après Robert Charbonneau, qui en donne la théorie et les premiers modèles (Ils posséderont la terre, 1941), il suscite la Fin des songes (1950) de Robert Elie, Le gouffre a toujours soif (1954) d’André Giroux, les premiers romans d’André Langevin ; ce dernier, plus tard, dans le Temps des hommes (1956), passe à l’étude psychologique du prêtre — un prêtre qui se juge isolé par sa vocation et qui tente vainement de rejoindre ses semblables en quittant la soutane pour le costume et la vie d’un bûcheron. D’autres romans, le Poids de Dieu (1962) de Gilles Marcotte, les Terres sèches (1964) de Jean-Paul Pinsonneault, reprendront ce sujet des âmes qui s’interrogent sur leur mission dans le monde : témoignages d’incertitudes qui se généralisent devant la rupture des cadres traditionnels.