Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
C

Camus (Albert) (suite)

En revanche, dans le domaine de la fiction, Camus restera un des plus grands auteurs de la langue française. Autant de chefs-d’œuvre, qu’il s’agisse des contes de l’Envers et l’endroit, des Noces ou de l’Été, des nouvelles du recueil de l’Exil et le royaume ou des trois romans célèbres dans le monde entier, l’Étranger, la Peste et la Chute, où il joue son rôle « [...] d’émouvoir le plus grand nombre d’hommes en leur offrant une image privilégiée des souffrances et des joies communes ». Le style de Camus recèle une beauté poétique discrète, en retrait, qui élude toute analyse. On chercherait en vain dans l’œuvre de Camus « un effet », et cela dépasse la simple probité littéraire : la forme est pour lui une surface tensorielle séparant la conscience de la réalité, un équilibre délicat créant une nouvelle réalité par une redistribution signifiante de la matière. Pour le fond, les romans de Camus doivent leur succès au fait qu’ils peuvent se lire sur des paliers différents, reflétant ainsi le niveau d’intelligence et de pénétration du lecteur. L’Étranger est d’abord, dans un cadre exotique, l’histoire d’un crime et de son châtiment. Sous-jacente, le lecteur plus fin trouvera l’étude profonde d’une évolution psychologique d’un caractère très particulier, évoluant d’une indifférence vétilleuse à une passion inattendue pour la vérité ; enfin, plus profondément encore, on y découvre une prise de conscience progressive de l’absurde débouchant sur une révolte qui dépasse singulièrement le cadre étriqué de la vie de ce modeste employé de bureau : « [...] j’avais essayé de figurer dans mon personnage le seul christ que nous méritions. » De même, la Peste est au premier abord le récit d’une épidémie vue par un témoin compétent, le docteur Rieux, et la réaction unanimiste de la population d’une ville mise en état de siège. Puis on pense au nazisme (« la peste brune ») et, en creusant un peu, à l’Occupation, qui avait isolé la France en la coupant du monde libre. Derrière ces actualités politiques se profilent des thèmes plus universels et l’on est condamné à rester à la surface des choses si l’on ne comprend pas que la peste symbolise le consentement, le contraire même de la révolte. Tarrou, le plus pur des héros du roman, déclare : « Je sais de science certaine que chacun la porte en soi, la peste, parce que personne, non, personne au monde n’en est indemne. » Ainsi, dans ce roman qui, comme une symphonie, « se lit sur plusieurs portées », chaque personnage oppose à sa forme de peste une forme particulière de révolte, dont un des sommets est sans doute l’apostrophe du docteur Rieux au père Paneloux : « Je refuserai jusqu’à la mort d’aimer cette création où les enfants sont torturés. » Comme toutes les œuvres de génie, la Peste reste insondable, et, près d’un quart de siècle plus tard, on peut encore ajouter des significations : la peste est l’époque inhumaine que nous préparent les ordinateurs aux mains des États tyrans, le règne de la machine sur les esprits et celui de l’administration rigoureuse sur nos vies. Enfin, comme une sorte de filigrane toujours présent, l’absurde et sa manifestation première, la présence de la mort. À cet égard, la fameuse scène où Camus décrit la représentation d’Orphée et Eurydice à l’Opéra municipal demeure la plus révélatrice : nul n’ignore, parmi les spectateurs, l’épidémie qui sévit sur Oran, chacun sait que la mort fauche à coups redoublés et qu’il est vulnérable, mais l’on se conduit comme si tout cela n’existait pas. Lorsque le chanteur tombe sur la scène, l’auditoire ne peut plus faire semblant d’ignorer l’étendue de ce fléau, et cela cause une panique. Ainsi revient un thème majeur : nous « jouons » à être éternels ; comme les courtisans de Caligula, comme les spectateurs d’Oran, nous ne pouvons supporter tout fait qui nous oblige à voir en face la vérité absurde, l’évidence inéluctable de notre mort. Mais constater cela est s’engager sur la voie de la révolte, dont les manifestations ici se déroulent de façon polyphonique : « Comparée à l’Étranger, la Peste marque sans discussion possible le passage d’une attitude de révolte solitaire à la reconnaissance d’une communauté dont il faut partager les luttes. »

Cela ne laisse pas d’être harassant, et la Chute, ouvrage auquel certains critiques accordent une valeur autobiographique, donne dans un ton désabusé. Cette confession de minuit de Jean-Baptiste Clamence, mystérieux « juge-pénitent », qui parle à la première personne et s’adresse, à travers un interlocuteur invisible, directement aux lecteurs, annonce l’antihéros du nouveau roman. Puis vient s’ajouter une subtilité de forme d’une insondable profondeur philosophique : Jean-Baptiste Clamence n’est autre que le lecteur du roman — vous, moi —, car nous sommes tous juges et coupables, car nous clamons tous dans le désert. « Ne sommes-nous pas tous semblables, parlant sans trêve et à personne, confrontés toujours aux mêmes questions bien que nous connaissions d’avance les réponses ? » On ne saura jamais si Jonas, dans l’avant-dernière nouvelle du recueil de l’Exil et le royaume, objective le drame de son écroulement mental par solitaire ou solidaire... Tout cela reste dur, mais la vraie révolte ne peut être qu’une prise de conscience de ce destin que nous ne pouvons empêcher, la conquête difficile de la lucidité ne peut qu’engendrer une joie profonde et orgueilleuse, et retentissent alors de toute leur splendeur les mots : « Cet univers désormais sans maître ne lui paraît ni stérile ni futile. Chacun des grains de cette pierre, chaque éclat minéral de cette montagne pleine de nuit, à lui seul, forme un monde. La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d’homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux. »

Ainsi, nous pouvons constater qu’il n’y a pas deux Camus, que le penseur et l’artiste ne font qu’un dans la seule préoccupation de peindre l’« humaine condition ». Son talent et son honnêteté intellectuelle l’imposèrent — à son corps défendant d’ailleurs — comme l’expression de la conscience de notre époque, et rares sont ceux qui ne souscrivent pas au jugement définitif de J.-P. Sartre : « Pour peu qu’on le lût et qu’on réfléchît, on se heurtait aux valeurs humaines qu’il tenait dans son poing serré. »

P. G.