Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
C

Calvin (Jean) (suite)

Mais son ambition ne s’arrête pas là. En véritable héritier des scolastiques, il entend transformer Genève en « ville Église » et amener la population à « vivre selon l’Évangile » : d’où l’instauration d’une discipline de la cène, assortie d’une véritable police des mœurs qui sera très lourdement ressentie par les Genevois et suscitera parmi eux une opposition latente. Vivant lui-même une ascèse exemplaire, en quoi il voit la nécessaire concrétisation de l’Évangile dans sa vie, il n’a pas compris que si l’on peut s’imposer à soi-même un tel style de vie, on ne saurait forcer les autres à s’y soumettre. La rigueur avec laquelle il contraint les Genevois à vivre en chrétiens laissera dans la ville un souvenir terrible et compromettra, après sa mort, la poursuite positive de son œuvre. Et pourtant, de son vivant, la cité eut un rayonnement tel que, dans tous les pays d’alentour et spécialement en France, les persécutés « pour cause de religion » y voyaient un havre de liberté, dans lequel ils furent nombreux à venir chercher refuge. De 1540 à 1564, quelque mille nouveaux bourgeois y furent accueillis.

Les « ennemis du dehors », ce sont les « illuminés », faux spirituels qui tordent le sens des Écritures et qu’il invite à pourchasser partout où ils se manifestent, et jusqu’à la cour de Marguerite d’Angoulême, reine de Navarre ; ce sont les « libertins », panthéistes amoraux ; ce sont les superstitieux de toutes sortes, astrologues et mages qui pullulent et abusent la crédulité des simples, voire la fragilité intérieure des grands ; ce sont les humanistes, sceptiques et moqueurs, qui tournent en dérision les exigences de l’Évangile et refusent le choix fondamental entre la vraie et la fausse Église. Pensant que l’ordre genevois les réprime efficacement et les amène, après des périodes d’excommunication prolongées, à retourner humblement à l’Évangile, Calvin les démasque et les dénonce partout ailleurs, et invite tous les responsables de la Réforme à n’avoir vis-à-vis d’eux ni illusions ni faiblesse. Comme Luther, il voit en eux, qui croient trouver dans le message de la liberté chrétienne un alibi à tous leurs errements, les pires ennemis du mouvement évangélique en expansion à travers toute l’Europe. Rudesse d’une époque révolue ou souci pastoral de qui connaît l’importance de l’enjeu et la fragilité de l’œuvre naissante ?...

Parfois, ces ennemis sont des personnes, pas seulement des groupes anonymes : en 1543, Calvin polémique rudement contre l’humaniste savoyard Sébastien Castellion (v. 1515-1563), qui lui semble mettre en doute l’autorité de l’Écriture. En 1551, il a un rude affrontement avec un ancien carme, Bolsec, qui rejette la double prédestination. En 1555, son adversaire est le luthérien Joachim Westphal (1520-1574), pasteur à Hambourg, qui, pour de mauvais motifs apologétiques, a pris le parti de confondre les positions calviniennes sur l’eucharistie avec celles des zwingliens. Mais la faute qui reste attachée au nom de Calvin, la faute que les protestants eux-mêmes ne lui pardonnent pas, c’est l’affaire Servet.

Nul doute que Calvin ait vu en Michel Servet (1509 ou 1511-1553) comme une effroyable synthèse et un maléfique concentré de toutes les erreurs, de tous les ennemis de l’Évangile qu’il lui fallait combattre et vaincre. Après avoir erré de ville en ville, ce médecin espagnol, qui exerçait aussi le métier de correcteur d’imprimerie et faisait montre d’une culture encyclopédique à la Rabelais, s’était aventuré dans le domaine théologique : il avait publié son De Trinitatis erroribus... en 1531, puis un exposé du christianisme dont le titre sonnait déjà comme une provocation aux oreilles de Calvin : Christianismi restitutio (1553). Dans ce mélange hétéroclite d’éléments philosophiques et évangéliques, Servet niait la divinité du Christ et la justification par la foi seule.

Cette doctrine se répand avec rapidité et connaît un succès certain. Calvin, qui considère l’homme comme un impie, mesure une fois de plus la menace qu’une telle doctrine fait courir à la Réforme. L’Église catholique ne le tient pas pour moins dangereux et, en 1553, réfugié à Vienne (Dauphiné) sous un faux nom, Servet n’échappe que de justesse au bûcher de l’Inquisition. C’est alors qu’il se rend à Genève, où il ne tarde pas à être arrêté et traduit en jugement. La coutume du temps voulait qu’il fût condamné au bûcher : il l’est, mais après un procès scandaleux, où la personne et les droits de l’accusé sont constamment méprisés et où Calvin tient un rôle déterminant.

Il ne suffit pas de constater que la Réforme tout entière approuva Calvin, le remerciant d’avoir délivré le monde d’un tel poison et d’avoir ainsi, une fois de plus, sauvé la foi. Sans doute Calvin était-il persuadé qu’il s’agissait d’une question de vie ou de mort et qu’il valait mieux tuer un homme que de laisser se répandre dans les âmes le venin mortel de l’hérésie et dans les Églises la peste de l’anarchie qu’elle entraîne. Il n’avait pas compris qu’en employant les procédés mêmes de l’Inquisition honnie il se mettait sur le même plan que les bourreaux de ses frères martyrs, pour qui, en 1536, il avait écrit l’Institution, et que la vérité de l’Évangile ne saurait être ni combattue ni défendue par les armes, sinon par le seul glaive de la Parole.

Comme Luther en face des paysans révoltés, Calvin a fait la tragique expérience du conflit existant entre l’annonce de l’Évangile et la défense de l’ordre établi, fût-il considéré comme chrétien. Admirable par sa passion de la vérité, dont il est le gardien, il est odieux par son intolérance vindicative.


Les dernières années

Malgré une santé de plus en plus atteinte par des troubles circulatoires, des rhumatismes et des calculs rénaux, Calvin déploie au cours de ses dernières années une activité stupéfiante. « Arc toujours tendu », comme l’appelle un de ses amis, il vit dans un service permanent de sa bien-aimée Église : prêchant tous les jours une semaine sur deux, donnant trois leçons de théologie par semaine, prenant part de façon toujours décisive aux séances du consistoire (direction de l’Église par les pasteurs et anciens réunis) et aux colloques théologiques, visitant les malades et consolant les mourants, il trouve encore moyen de rédiger une œuvre littéraire énorme (59 volumes in-4°) et d’entretenir une correspondance de plus de 4 000 lettres avec le monde entier, depuis les simples chrétiens qu’il exhorte à persévérer dans la foi et à grandir dans la connaissance jusqu’aux Églises persécutées, et en particulier à ses chers Français, et aux princes et grands de la terre, qu’il rappelle à leurs responsabilités et à leurs devoirs d’état.