Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
C

Calderón de la Barca (Pedro) (suite)

Le remariage du roi en 1648-49 fait oublier les malheurs du pays. Calderón passe un contrat avec le municipe de Madrid, à qui il fournira désormais deux, sinon quatre « autos sacramentales » chaque année au mois de juin jusqu’à sa mort. Il entre dans les ordres (1651) et reçoit les avantages matériels qui sont liés aux titres (plus qu’aux charges) de chroniqueur du tiers ordre et de chapelain des Rois nouveaux à Tolède (1653). Dorénavant, il écrit toutes ses pièces pour le palais du roi. Le ton change : il s’adresse à un public de courtisans et de lettrés ; puis il laisse les comédies courir leur chance auprès du public vulgaire des théâtres de la ville, dont il n’a cure.

Vers 1658, il cherche une nouvelle voie. Influencé par l’opéra italien, avec son ingénieuse mise en scène, l’importance de la musique chantée et les thèmes souvent mythologiques de l’action, il tente de créer, pour délasser les chasseurs invités du roi, un petit genre, la « zarzuela », ainsi nommé comme le pavillon royal de chasse, près de Madrid, où eurent lieu quelques représentations. Ses quelques pièces, comme la Púrpura de la rosa (la Rose pourpre) ne satisfont ni l’oreille ni l’entendement de ce petit public fatigué. Mais Calderón fera désormais de ses comédies les plus régulières des spectacles lyriques complets. Le 25 mai 1681, il meurt après avoir écrit d’une plume toujours alerte Hado y divisa de Leonido y Marfisa (Destin et devise de deux amants, 1680).

Cependant, les chefs de troupes vendaient aux imprimeurs leurs exemplaires de travail. On imagine les incorrections et les négligences des éditions qui, depuis 1636, répandent en Espagne auprès des comédiens impécunieux des ouvrages dramatiques de Calderón, sur la représentation desquels il ne touche d’ailleurs aucun droit. Calderón approuve plus ou moins les « partes » (recueils de douze comédies) de 1636, de 1637, de 1664 et de 1673 ; il renie celle de 1677. Soucieux du repos de son âme, il soigne ses « autos sacramentales » (1677), qu’il soumet humblement aux éventuelles corrections des théologiens. En 1681, à la veille de sa mort, il envoie au duc de Veragua une liste de cent dix comédies dont il se reconnaît le père, mais la mémoire lui manque et il se répète parfois. Vera Tassis, un ami zélé plus que méticuleux, publie de 1682 à 1691 des séries de comédies, souvent sous deux et parfois sous trois formes. Beaucoup de ses « autos » survivent. Quelques-uns de ses nombreux intermèdes (entremeses), prologues (loas) et ballets chantés (jácaras) ont été conservés.

Trois siècles durant, le bon public espagnol resta fidèle à Calderón, malgré les modes et les écoles nouvelles qui affectaient les petites élites lettrées, souvent hostiles au poète. Mais chaque génération l’entendait d’une manière différente : tantôt néo-classique au xviiie s., tantôt romantique au xixe s.

Calderón n’ignorait ni l’opéra, ni la comédie italienne, ni la comédie française. En échange, nos dramaturges ne cessaient de s’en inspirer. Ce fut Lessing qui, le premier, révéla son génie dans sa Dramaturgie. Herder l’étudia et Schiller l’imita. Et, dans ses Leçons de littérature dramatique, W. Schlegel se servit de son exemple pour illustrer sa théorie du romantisme. F. Schlegel chercha dans son œuvre la clé des grandes énigmes humaines. Goethe faisait grand cas de la Fille de l’air (Sémiramis). D’autres s’enthousiasmaient pour La Devoción de la Cruz (la Dévotion à la Croix) ou pour El mágico prodigioso (le Seul Magicien : Dieu). Shelley interpréta quelques morceaux de bravoure de ses pièces. Les Français traduisirent ses comédies les plus « romantiques ».

Aujourd’hui, on assiste à un renouveau des études — et de la ferveur — caldéroniennes en Angleterre, en Allemagne et en France. Même les Espagnols reviennent sur les mépris et les réticences qui caractérisent leur critique académique néo-classique de la fin du xixe s. Les comédies et même les « autos » de Calderón sont présents dans de nombreux festivals et aux répertoires des théâtres universitaires (États-Unis notamment) et d’avant-garde (Pologne : le Prince martyr de sa foi). L’art dramatique de Calderón est commandé par les goûts et répond aux besoins d’un nouveau public : une élite intellectuelle bien pensante et la Cour, frivole, précieuse et présomptueuse. Le poète n’en est plus à mendier, comme Lope de Vega le faisait, les applaudissements des savetiers et des valets.

Ses premiers ouvrages, comme La dama duende (Aimable fantôme, 1629), sont encore des comédies de cape et d’épée ; ils s’adressent à la jeunesse dorée de Madrid. Bientôt le ton devient plus gourmé, la pièce pose et expose des situations dramatiques nées de conflits politiques moraux et spirituels : ainsi, entre 1637 et 1644, El alcalde de Zalamea (Un alcade de village), El mayor monstruo, los celos (Monstrueuse Jalousie), El mágico prodigioso. Quand, après 1651, Calderón n’écrit plus que sur commande — ses pièces pour le roi, ses « autos » pour la ville de Madrid —, il donne libre cours à ses ambitions de dramaturge, il crée à partir de thèmes chevaleresques ou bien mythologiques un spectacle complet, un sous-genre très original, une sorte d’opéra où une comédie en due forme, riche de poésie et de signification allégorique, tiendrait lieu de libretto.

Telles sont les trois tendances — et même les trois moments — de la dramaturgie caldéronienne : « cape et épée », « pièce à thèse », « opéra ». Elles traduisent toutes une même vision du monde, que Calderón fait partager à ses contemporains : la vie pour l’Espagnol du xviie s. est un conflit incessant et qui ne trouve sa solution que dans l’au-delà ; la nature et la société ne sont faites que d’apparences dont se sert la providence divine pour sa cause finale, la plus grande gloire de Dieu. Notre excellent humaniste, formé par les Jésuites, tient la sagesse antique pour l’annonce et la préparation de la révélation divine, au même titre que l’expérience du peuple juif que raconte le Vieux Testament. Le problème, pour cet homme de théâtre, c’est donc de donner à l’aventure galante, au fait divers, à la fable, à l’événement historique, la structure et la dimension d’un drame. Dès lors, les oppositions fortuites et parfois apparemment frivoles des hommes prennent leur vraie signification ; elles font partie d’une totalité qu’un Dieu tout-puissant et infiniment bon maintient en un juste équilibre, comme il apparaît au dénouement.