Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
B

Bruegel (Pieter), dit Bruegel l’Ancien (suite)

Que Bruegel lance de temps à autre des moqueries allusives, nul ne le conteste, mais nombre de thèmes qui, jadis, étaient parfaitement intelligibles nous sont devenus inaccessibles. Quelle est au juste la signification profonde de cet étrange conciliabule des Mendiants ou des Culs-de-jatte (1568, Louvre) ? La lecture des chroniques nous apprend que la queue de renard, par exemple, était un emblème à significations multiples. Si l’art de Bosch est profondément enraciné dans son terroir, celui de Bruegel est, lui aussi, fortement déterminé par le même climat spirituel, à savoir le caractère brabançon. L’étude de la littérature et du folklore brabançons fournit la preuve que l’énigmatique Dulle Griet n’est pas forcément l’image de la guerre, ni celle de l’insurrection contre le régime espagnol ; « Dulle Griet » était une locution courante par laquelle le peuple désignait la mégère, la femme hommasse.

Reconnaissons que la signification de certaines œuvres, comme la Pie sur le gibet (1568, Darmstadt), tableau que Bruegel légua par testament à son épouse, demeure abstruse. Mais, dans la littérature et le théâtre de l’époque, nous trouvons des passages qui peuvent résoudre pas mal de problèmes d’iconologie. Ainsi, tout le décor du fameux Pays de Cocagne (1567, Munich) est déjà décrit dans un texte néerlandais imprimé en 1546. Les soties et le théâtre des « rhétoriciens » nous expliquent des scènes comme le Combat de Carnaval et de Carême et nous révèlent certains aspects de l’esprit bruegélien. Les rhétoriciens, moralistes invétérés, ridiculisent la goinfrerie dans une sotie de 1561 ; à son tour, Bruegel regarde la gloutonnerie d’un œil prévenu.

L’interprétation selon laquelle il se serait opposé au capitalisme — notamment par ses estampes Elck (Chacun, 1558), Les gros poissons mangent les petits (1556), le Combat des tirelires et des coffres-forts (1563) — se révèle fausse à la lumière de la critique historique. En réalité, Bruegel a raillé la cupidité de l’homme, et il s’agit là d’une attitude humaniste. Dans la première planche, il reprend un adage que l’on trouve déjà chez F. Villon : « Je cognois tout, fors que moy mesmes. »

Quel peintre avant lui avait observé l’homme avec une telle perspicacité ? La ruse et la bêtise, la misère, la faim, les maladies chroniques, l’esprit de lucre, la couardise, l’hypocrisie, la haine, la mort, l’ardeur et la fainéantise, l’affliction, la résignation et, en dépit de tout, la force vitale indestructible de l’homme, Bruegel a pénétré, compris et rendu tout cela. Comme Rabelais, il eût pu dire : « Je ne bâtis que pierres vives : ce sont hommes. »

En scrutant l’œuvre de Bruegel, nombre de problèmes se révèlent provisoirement insolubles. Mais peut-être connaissons-nous néanmoins le thème principal de ses préoccupations, à savoir le comportement déraisonnable de l’homme au milieu d’une nature grandiose et impassiblement belle.

R. H. M.

 M. J. Friedländer, Pieter Bruegel der Ältere (Berlin, 1904). / R. Van Bastelaer et G. H. de Loo, Peter Bruegel l’Ancien, son œuvre et son temps (Van Oest, Bruxelles, 1905-1907 ; 5 vol.). / R. Van Bastelaer, les Estampes de Peter Bruegel l’Ancien (Van Oest, Bruxelles, 1908). / M. Dvořák, Pieter Bruegel der Ältere (Vienne, 1921) ; Pierre Bruegel l’Ancien (Vienne, 1931). / C. de Tolnay, Die Zeichnungen Pieter Bruegels (Munich, 1925 ; rééd., Zurich, 1952) ; Pierre Bruegel l’Ancien (Éd. d’art et d’histoire, 1935 ; 2 vol.). / J. Grauls, De spreekwoorden van Pieter Bruegel den Oude verklaard (Anvers, 1938) ; Volkstaal en volksleven in het werk van P. Bruegel (Anvers et Amsterdam, 1957). / G. Jedlicka, Pieter Bruegel (Erlenbach-Zurich, 1938 ; 2e éd., 1947). / G. Glück, Das grosse Bruegel-Werk (Vienne, 1951). / R. Genaille, Bruegel l’Ancien (Tisné, 1953). / R. L. Delevoy, Brueghel (Somogy, 1954) ; Bruegel (Skira, Genève, 1959). / F. G. Grossmann, Bruegel. The Paintings (Londres, 1955). / L. Münz, Bruegel, The Drawings (Londres, 1961). / J. Lavalleye, Lucas de Leyde. Peter Bruegel l’Ancien. Gravures (Arts et métiers graphiques, 1966). / P. Bianconi, L’Opera completa di Bruegel (Milan, 1967 ; trad. fr. Tout l’œuvre peint de Bruegel l’Ancien, Flammarion, 1968). / L. Lebeer, Bruegel. Le stampe (Florence, 1967) ; Catalogue raisonné des estampes de Pierre Bruegel (Bibliothèque royale, Bruxelles, 1969). / B. Claessens et J. Rousseau, Notre Bruegel (Mercator, Anvers, 1969 ; nouv. éd., A. Michel, 1975).

Bruegel (Pieter II), dit Bruegel le Jeune ou Bruegel d’Enfer

Peintre des anciens Pays-Bas méridionaux, fils aîné de Pieter Bruegel l’Ancien (Bruxelles 1564 - Anvers 1638).


D’après Van Mander, il aurait appris son métier chez Gillis Van Coninxloo (1544-1607), mais il pourrait y avoir confusion avec un homonyme du paysagiste. Toutefois, nous retrouvons « Peeter Brugel » dans les registres de la corporation des peintres anversois en 1585, l’année même où le paysagiste Van Coninxloo quitte Anvers pour l’Allemagne.

Marié à Anvers en 1588, il aura sept enfants. Seul son fils aîné, Pieter III (baptisé en 1589), sera peintre. Les quelques documents d’archives dont on dispose nous apprennent que sa situation financière devait être bien moins brillante que celle de son frère Jan. Entre 1588 et 1615, plusieurs apprentis ont été formés dans son atelier mais, de ceux-ci, seul Frans Snijders réussit à se faire un nom. Antoine Van Dyck a donné un très beau portrait de lui dans son Iconographie, qui date probablement des années 1630-31. La légende (en latin) nous apprend qu’il était « peintre anversois de sites champêtres ». L’origine de son surnom « d’Enfer » est assez obscure. Les « enfers » qu’on lui attribue seraient plutôt des œuvres de jeunesse de son frère Jan. En tout cas, on trouve la désignation « Helse Bruegel » (Bruegel d’Enfer) dans des inventaires dès 1614. Les œuvres datées les plus anciennes remontent à 1595 ; le panneau qui porte la date la plus récente est de 1636. Parfois il semble avoir repris le millésime qui se trouvait sur l’œuvre originale qu’il copiait.