Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
B

Bruegel (Pieter), dit Bruegel l’Ancien (suite)

Son style et le maniérisme européen

Bruegel a-t-il vraiment appris son métier chez le peintre-graveur-architecte Pieter Coecke Van Aelst ? L’assertion de Van Mander est de nature à étonner les historiens de l’art, habitués à se mettre en quête d’influences stylistiques et à les utiliser comme moyen probatoire. Le style de Coecke, romaniste ou italianisant, n’a en effet rien de commun avec celui de Bruegel. Mais peut-être s’est-on trop aveuglé sur le contraste entre les deux styles. À l’encontre de tant de ses confrères, Bruegel fut à peine marqué par l’art italien. Les quelques éléments qu’il emprunta aux maîtres de la Renaissance italienne — tels le Tintoret, Titien, Raphaël et Michel-Ange —, il les a parfaitement assimilés et adaptés au style qui était le sien. Si tant d’œuvres imposantes n’ont pas réussi à l’ébranler, pourquoi aurait-il moulé son style dans les concepts romanisants de Coecke ?

Van Mander écrit textuellement : « Bruegel s’était beaucoup exercé à imiter le faire de Jérôme Bosch. Comme celui-ci, il a composé de nombreuses scènes fantastiques et bon nombre de drôleries, ce qui l’a fait surnommer par beaucoup de gens Pierre le Drôle. » Cette assertion est amplement confirmée par l’œuvre. Ses panneaux du Combat de Carnaval et de Carême (1559, musée de Vienne), de la Chute des anges rebelles (1562, Bruxelles), de la Dulle Griet (Margot l’Enragée, 1562 ?, Anvers) et du Triomphe de la mort (1562 ?, Madrid) sont en effet boschiens, et il en est de même pour plusieurs de ses estampes. En passant en revue son œuvre dans l’ordre chronologique, on participe en quelque sorte à un long « travelling » cinématographique. Partant d’une vue d’ensemble de la foule grouillante, la caméra s’immobilise devant l’homme en gros plan.

Ce fut Max Dvorak (1874-1921) qui inséra l’art de Bruegel dans le cadre du mouvement maniériste européen. Certes, les paysans et les badauds, tels que Bruegel les a campés, gros et trapus, sont, stylistiquement parlant, tout aussi maniéristes que les ascètes et les apôtres allongés d’un Greco*, mais on sait que le caractère du maniérisme* est mal défini et que le contenu du terme varie selon l’auteur.

Autrefois, le style de Bruegel était fort peu goûté. Les érudits l’ont tour à tour qualifié en se servant de termes peu flatteurs : « vulgaire », « insupportablement cru », « grotesque ». Sans doute, ce peintre sublime a-t-il été trop souvent identifié avec ses modèles et avec ses sujets populaires. La beauté telle qu’il l’a conçue n’a certes rien des canons classiques que la Renaissance a enjolivés, mais, par le truchement de son style personnel, il a réussi une performance artistique qui n’a plus jamais été égalée, à savoir traduire la lourdeur, la stupidité, la balourdise avec élégance. Cette attitude s’explique sans doute par le fait que Bruegel n’adhéra point à l’euphorie de la vision humaniste italienne. Sa façon de considérer l’individu ne correspond-elle pas à l’esprit de ses paysages cosmiques ? Tout porte à croire que Bruegel a vu l’homme comme une créature impuissante, insignifiante, perdue dans l’espace, en bref « un si minime animalcule », comme l’a dit Érasme. Même campé à l’avant-plan d’un de ses dessins (par exemple l’Été, 1568, Hambourg), l’homme y est encore happé par le gouffre de la perspective.

Nous voilà bien loin de l’appréciation de celui qui a cependant redécouvert Bruegel — à savoir Henri Hymans (Gazette des beaux-arts, mai et nov. 1890, janv. 1891) — et qui affirmait tout de go : « Sans doute son champ d’investigation n’est point des plus vastes ; son ambition aussi a des bornes modestes. Elle se limite à la connaissance des hommes et des choses les plus proches. »


Paysan, humaniste, gueux, pamphlétaire, alchimiste, misanthrope et socialiste

Bruegel ne devint jamais le chef de file d’une école. Le Trébuchet, la série des Mois et la Pie sur le gibet annoncent l’art des paysagistes hollandais, mais déjà au xviie s. son œuvre tombe dans l’oubli. Même les scènes de taverne des Brouwer* et Teniers* respirent une atmosphère tout à fait différente. En somme, son message n’avait pas été entendu. Depuis, on s’est souvenu que le « Boerenbruegel » — Bruegel le paysan — fréquentait des humanistes, tel le géographe Abraham Ortelius (1527-1598). Aussitôt, l’érudition a mis l’œuvre de Bruegel dans une lumière différente. En scrutant ses tableaux et ses gravures, on a cru y déceler des sous-entendus, des allusions, des coups de boutoir, voire des protestations violentes contre les pouvoirs. On lui trouve des sympathies pour les gueux et pour la Réforme. D’aucuns le soupçonnent d’une certaine irrévérence en matière de religion. D’autres auteurs estiment qu’il était très versé en alchimie et que certaines œuvres — par exemple la Dulle Griet — sont imprégnées de philosophie hermétique. D’autres encore soulignent la tendance sociale qui émane de certaines planches ; Bruegel, prétendent-ils, a soutenu les pauvres contre les capitalistes.

Certes, Bruegel a vu que le peuple était opprimé et exploité. Il a vu que cette masse grouillante était tenue en bride par des soudards, des lansquenets recrutés parmi la fine fleur de la racaille. Certes, il a vu que ces mercenaires étaient, eux aussi, des pauvres diables qui ne savaient ni lire ni écrire, des béotiens qui devaient malgré tout gagner leur croûte, fût-ce à coups de pertuisane ou d’espadon. Cependant, rien ne prouve que le panneau du Massacre des Innocents ait été conçu pour stigmatiser la répression exercée par l’occupant espagnol. Le peintre aurait-il fait passer railleries et accusations sous le manteau de scènes orthodoxes, parce que bibliques ? L’esprit critique moderne tend évidemment à monter en épingle un Bruegel dont les comportements seraient ceux d’un homme extrêmement rusé. Mais, si l’on veut bien admettre que son œuvre était effectivement truffée d’allusions politiques, il faudrait bien en déduire que celles-ci n’étaient saisies que par un public très restreint. En outre, il serait absurde de supposer que les gens pétris d’esprit se rencontraient uniquement parmi les gueux et les libertins.