Broch (Hermann) (suite)
Une affirmation aussi déclarée d’hostilité à l’hitlérisme valut à son auteur, quand Vienne devint allemande en 1938, d’être arrêté. Dès que sa libération put être obtenue, Broch partit pour les États-Unis, où il poursuivit des études de psychologie sociale et enseigna à Princeton. Avant de mourir, en 1951, il avait publié en 1945 Der Tod des Vergil (la Mort de Virgile) et en 1950 Die Schuldlosen (les Innocents). Sur un thème qui rappelle celui des Somnambules, les Innocents sont une autre tentative pour rendre sensible la disparité entre le destin durable des communautés humaines et l’agitation de ceux qui croient agir et comprendre, l’immensité irrationnelle de l’écart entre ce que l’homme conçoit et ce dont il vit.
Mais le poème philosophique et l’allégorie ne sont pas les genres où Broch réussit le mieux ; il sait raconter et décrire, et surtout donner au récit une densité symbolique à la fois par la richesse des implications, la patience des analyses, le lent déroulement des méandres de l’analyse et du rêve.
Son œuvre la plus originale est la Mort de Virgile, récit des dernières dix-huit heures de la vie du poète.
Virgile est débarqué, déjà presque mourant, à Brindisi, et, de ce moment jusqu’à sa mort, les images, les impressions, les rêveries qui le traversent forment la matière d’un immense monologue intérieur. Dans la liberté des dernières heures, quand la charge de la vie ne pèse plus sur les épaules de celui qui ne se relèvera plus, mais qui garde une vigilance de tous les instants, sa vie repasse devant ses yeux et avec elle les rêves, les ambitions, les craintes et les espoirs qui l’ont accompagnée. Ici, rêve et réalité se rejoignent, objet et sujet s’interchangent et les phrases du récit, interminables, aux battements amples et lassés, coulent d’un flot sans interruption. Broch connaissait Joyce et ne l’a jamais caché ; on l’a aussi comparé à Proust pour sa patience à découvrir les cheminements cachés de l’âme.
Quand Octave vient demander à Virgile mourant, dans une des rares scènes dialoguées du roman, de lui remettre le manuscrit de l’Énéide, le poète voudrait refuser ; il objecte que l’œuvre est inachevée, imparfaite. Mais le plus grand des Anciens aspire à autre chose qu’à son œuvre. Même si tous ses vers étaient parfaits, quelque chose en lui demeurerait insatisfait, il se reprocherait de n’avoir pas fait plus que de plaire aux hommes ; il aurait voulu servir à leur salut. Le prince des poètes latins n’a-t-il pas entrevu l’espoir dans le christianisme naissant ? Broch semble le suggérer ; il insiste du moins sur tout ce qui demeure chez Virgile mourant nostalgie sans réponse, appel à un salut que le monde romain ignore.
Broch avait, en un sens, quitté le monde pour réfléchir et écrire ; son entreprise était de comprendre et de faire comprendre. Et d’abord comprendre son siècle. Mais la Mort de Virgile montre que son exigence allait plus loin, car elle se refuse la satisfaction de l’œuvre accomplie. Virgile mourant donnerait raison à Platon, pour qui la poésie n’était qu’une suite de vaines et trompeuses images. Peut-être Broch est-il mort aussi insatisfait que Virgile.
P. G.
T. Collmann, Zeit und Geschichte in Hermann Brochs Roman « Der Tod des Vergil » (Bonn, 1967). / J.-P. Bier, Hermann Broch et « la Mort de Virgile » (Larousse, 1974).