Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
B

Brecht (Bertolt) (suite)

De ce contact, il gardera la pratique savoureuse des objets, le pouvoir de libérer l’énergie poétique d’une étoffe, d’un verre de lait, d’une cuiller d’étain. Mais en ce début de 1918, sur les bancs des amphithéâtres qui se vident, Brecht pressent la catastrophe. En mars, il organise, dans un cabaret de Munich, un hommage à Wedekind, qui vient de mourir, à celui qui a écrit que la vie « est comme le faîte étroit d’un toit en pente ; on ne peut s’y tenir en équilibre ; il faut basculer d’un côté ou de l’autre ». Brecht, lui, bascule dans l’horreur. À l’hôpital d’Augsbourg, où il est mobilisé comme infirmier, il découvre le spectacle des blessés à l’agonie ou qui sombrent dans la folie. Dans cet univers de sang, il compose une « danse macabre », la Légende du soldat mort. Le 30 octobre, les marins de Kiel se mutinent. L’insurrection s’étend rapidement dans la Ruhr, en Saxe, en Bavière : les soldats arrêtent leurs officiers, arborent le drapeau rouge. Le poing tendu, le fusil sur l’épaule, Brecht défile dans les rues d’Augsbourg. Il fait partie d’un conseil de soldats et d’ouvriers. Mais, le 11 décembre 1918, le président Ebert salue les troupes de la garnison de Berlin : « [...] vous qui rentrez invaincus des champs de bataille ». Le général von Lüttwitz écrase les Spartakistes. Le 15 janvier 1919, Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg sont assassinés. Le monde apparaît à Brecht en pleine décomposition.


Asocial dans une société asociale

Le premier mouvement de Brecht est de se replier sur lui-même. Il se tient à l’écart de luttes qui lui apparaissent absurdes et d’antagonistes qui n’ont qu’une consistance de pantins. Puis, au milieu du bouillonnement politique et littéraire, à Munich et à Berlin, il commence à démêler certaines lois du fonctionnement de la société ; bientôt, il éprouvera le besoin de faire connaître ses découvertes. Aux trois moments de cette évolution correspondent trois formes d’écriture : d’abord cri de colère et de dégoût, puis notes et croquis pour rendre plus claire une situation, enfin moyen d’enseignement et d’éducation.

Brecht commence par tout refuser, le monde, la société et sa traduction esthétique, lui-même. Sa méditation hargneuse s’exprime dans la violence des Sermons domestiques, « exercices poétiques et démystification de la poésie ». Brecht s’attaque à la dernière incarnation du romantisme, la déclamation expressionniste, cette « volonté dramatique sans drame ». Et dans sa rage, brûlant ce qu’il a failli adorer, il pousse jusqu’à l’absurde un langage exacerbé. Dès ses premières œuvres, il a en main une de ses meilleures armes, la parodie. Parodie des recueils de cantiques protestants, ces Sermons domestiques, que Karl Thieme appelle le « bréviaire du diable » ; parodie du théâtre expressionniste, Baal, sa première pièce, qui reprend d’ailleurs le Solitaire de Hanns Johst, l’orgue de Barbarie remplaçant les accords de Beethoven. « La production dramatique de cette époque, écrit Brecht en 1954 (En revisant mes premières pièces), avec ses appels grandiloquents à l’Homme et ses solutions fallacieuses et irréalistes, rebutait l’étudiant en sciences que j’étais. » En réalité, Brecht est à cette époque plus révolté qu’homme de science, et Baal n’est souvent qu’une glorification de l’égoïsme. Il condamne l’expressionnisme, en lequel il voit une esthétique de névrosés, mais il n’a pas subi le traumatisme de la génération qui avait trente ans en 1914. Et s’il ne conçoit pas d’attitude positive au-delà du sarcasme, c’est par ignorance de la signification réelle du mouvement prolétarien. Tambours dans la nuit, écrit trop près de l’événement, témoigne surtout de sa désillusion devant l’échec des révolutionnaires. Kragler, soldat révolté, abandonne ses camarades et va passer la nuit avec sa fiancée : « Je suis un porc, avoue-t-il, et le porc rentre chez lui. » Mais déjà l’admiration pour Rimbaud, si manifeste dans Baal, cède à l’influence de Büchner : derrière les destins individuels des personnages on entrevoit le déroulement de l’Histoire, le drame d’un peuple. Un ton nouveau, une nouvelle mélodie, c’est ce qui retient Herbert Ihering, qui fait obtenir à Brecht le prix Kleist. Brecht sait désormais que le théâtre sert à quelque chose, qu’il peut être une arme. Mais pour quel combat ?


« Nos espoirs, c’est le public sportif qui les porte »

Brecht est frappé par l’adéquation, dans le domaine du sport, entre l’offre et la demande : « Dans les salles de sport, au moment où les gens prennent leurs places, ils savent exactement ce qui va se passer ; et lorsqu’ils sont assis, c’est exactement le spectacle attendu qui se déroule sous leurs yeux : des hommes entraînés déploient des forces qui leur sont propres et de la manière qui leur est la plus agréable... » Rien de tel au théâtre, pas de plaisir, pas de « bon sport ». L’époque est sensible aux différents styles du théâtre ancien parce qu’elle n’a pas trouvé de forme d’art en qui elle se reconnaisse. Notre manière de nous divertir est singulièrement anachronique. Brecht, qui admire l’élégance du boxeur Samson-Körner (il « boxe objectivement »), tente une expérience : adapter le charme plastique et le rythme d’un combat de boxe à la lutte qui oppose l’homme à l’homme. Un petit employé, George Garga, et Shlink, un Maltais négociant en bois, se livrent en dix rounds un « combat en soi », pour le seul plaisir de l’affrontement (Dans la jungle des villes). Thème d’une grande simplicité, qui contraste avec la variété des sources d’inspiration et des problèmes formels qui s’imposent à Brecht : les Brigands de Schiller, les éclairages de Jessner pour Othello, un roman de J. V. Jensen sur Chicago, la lecture d’Une saison en enfer ; et puis une double saveur qui, trente ans après, garde toute sa fraîcheur dans le souvenir de Brecht : celle de la banlieue d’Augsbourg, des allées de marronniers jaunissants, des cygnes au pied des remparts nageant sur l’eau dormante ; celle surtout d’une expérience du langage, où les mots se combinent comme se mélangent des boissons fortes. « J’écrivais des scènes entières avec des mots sensibles et concrets, des mots d’une certaine matière et d’une certaine couleur. Noyau de cerise, revolver, poche de pantalon, dieu de papier [...]. » Cependant, si Brecht arrive à exorciser la forme traditionnelle de la tragédie, il ne parvient pas à donner à cette lutte une signification véritable. L’isolement des hommes est si grand qu’aucun combat réel ne peut s’engager. Les spectateurs, à qui il demande de réserver tout leur intérêt pour le round final, assistent à « une simple séance de shadow ». Et pourtant Brecht est tout près de sa découverte capitale. En acceptant d’adapter et de mettre en scène l’Édouard II de Marlowe, il va éprouver la nécessité d’une interprétation de l’Histoire. Le combat spirituel n’existe pas. L’homme et le monde se transforment l’un par l’autre. Le drame fondamental se joue au niveau non de la destinée individuelle, mais de la situation historique.