Blasco Ibáñez (Vicente) (suite)
La jeunesse, de son temps, faisait ses premières armes dans la presse. À seize ans, Blasco fonde un hebdomadaire, puis un autre, et il écrit des contes et des légendes en castillan ou en valencien. À vingt ans il se frotte aux révolutionnaires ; à vingt-trois ans il devient un leader et doit s’exiler à Paris. Au retour, il se proclame républicain et fédéraliste, et traite sans égards ses compagnons de lutte. La prison à laquelle on le condamne lui vaut une grande popularité. Il monte alors un grand journal, El Pueblo (le Peuple).
Le démon de la littérature et le démon de la politique partagent son temps et son cœur. Après quelques poèmes, une pièce de théâtre et des romans-feuilletons du genre historique, enfin voici, en feuilleton, puis sous forme de livre, un petit chef-d’œuvre, Arroz y tartana (Riz et tartane, 1894), sur la bourgeoisie besogneuse et ostentatoire. C’est le premier d’une très belle série, les romans valenciens, les romans du terroir. L’année suivante sort Flor de mayo (Fleur de mai), une histoire de pêcheurs contrebandiers, nourrie d’une expérience personnelle, sa traversée à Alger. Procès et duels, exil en Italie. Blasco raconte crûment, à la manière naturaliste, les lâchetés et les audaces de la pègre qu’il avait rencontrée en prison (Cuentos valencianos [Contes valenciens], 1897) ainsi que la sombre querelle des terriens et des propriétaires fonciers (La barraca [Terres maudites], 1898). Il a découvert à Milan la grande musique, le bel canto et l’amour bohème : il écrit donc Entre naranjos (Sous la pluie blanche des orangers, 1900). Cependant, par trois fois il est élu député (1898, 1899, 1901). Meetings, duels, recueil de contes, polémiques. Blasco lit Salammbô (qui date de 1862) et écrit Sonnica la cortesana (Sonnica la courtisane, 1901), qui se passe au temps d’Hannibal, à Sagonte, près de Valence. C’est alors qu’il s’éprend de la peinture impressionniste ; et il s’inspire de ses procédés dans Cañas y barro (Paludes, 1902), son roman le mieux venu.
La provinciale Valence était trop étroite pour son exubérance. Romancier, Blasco traite de problèmes sociaux : La catedral (de Tolède) [1903], El intruso (1904), qui se passe à Bilbao, La bodega (la Cité des futailles, 1905), La horda (la Horde, 1905). Cinquième et sixième élection aux Cortès. Mais la littérature l’emporte sur la politique. En 1908 paraît Sangre y arena (Arènes sanglantes), une histoire de toréador, puis en 1909 Los muertos mandan (Les morts commandent), sur les Juifs convertis de Majorque. Dans le sillage de sa renommée, Blasco traverse quatre fois l’Atlantique, se met en tête de créer en Argentine une, puis deux colonies « a-crates », « Cervantès » et « Nouvelle-Valence », où le paternalisme se marie à l’anarchie. C’est l’échec et la banqueroute (1914). La Grande Guerre relance de nouveau son inspiration : partisan des Alliés, il écrira désormais pour le droit et la civilisation. Les États-Unis font un sort à Los cuatro jinetes del Apocalipsis (les Quatre Cavaliers de l’Apocalypse, 1916). Les romans de Blasco triomphent au cinéma.
Désormais, les honneurs et la vie mondaine freinent sa verve et gâtent son talent : il écrit pour les dames et les touristes.
Au dernier moment, un regain de l’humeur politique vient troubler sa bonne conscience. Blasco prend parti en 1924 contre la dictature de Primo de Rivera et lance un manifeste pour la république, tandis que, de front, il produit des romans aux intrigues excitantes, mais trop bien articulées (El papa del mar, 1925, ou Benoît XIII excommunié ; A los pies de Venus, 1926). Il meurt en 1928 dans son domaine de Menton, Fontanarosa, qu’il voulut léguer aux romanciers du monde.
Blasco, ce grand tempérament, passa pour un génie, certes point en Espagne, mais partout à l’étranger. Comme l’on vivait alors un grand roman, l’accession au pouvoir politique de la petite bourgeoisie, et une épopée, la guerre, il comblait le sentiment le plus profond de ses lecteurs, car il les représentait en même temps comme des héros et des victimes : héros sans le vouloir, victimes fières de leur sacrifice. Et puis, avec cette fausse lucidité du sceptique, il les convainquait que toujours il en avait été de même, au temps d’Hannibal et au temps de César Borgia.
Que reste-t-il aujourd’hui de cette conception épico-bourgeoise de l’histoire ? Tout juste les cinq romans valenciens (1895-1902), mais qu’il faut lire souvent dans les premières éditions, avec leur métier naturaliste ou impressionniste ; car Blasco, succombant au leurre des publics internationaux, les récrivit lui-même, parfois, dans un style neutre et plat, à leur mesure.
Que reste-t-il ? Une œuvre bien de son temps.
C. V. A.
C. Pitollet, Vicente Blasco Ibáñez, ses romans et le roman de sa vie (Calmann-Lévy, 1921). / J.-L. León Roca, Vicente Blasco Ibáñez (Valence, 1967).