Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
B

Berg (Alban) (suite)

Analysant Wozzeck, Michel Fano, l’un des plus pénétrants exégètes d’Alban Berg, a montré que, par-delà le souffle lyrique qui l’anime et sa diversité, due au Sprechgesang (mélodie parlée) et aux multiples dispositions orchestrales, l’œuvre se caractérise avant tout par une adéquation constante de la forme et du sujet, plus parfaite peut-être que dans le modèle wagnérien. Les références aux formes classiques (sonate, fugue, rondo, etc.) qui subsistent dans le langage non tonal, présériel de Wozzeck s’y combinent avec un langage extrêmement subtil du leitmotiv — celui-ci n’étant jamais en situation de pléonasme — pour exprimer la psychologie complexe des personnages et leurs impulsions secrètes ; de même, ce qui appartient au domaine de la prémonition et du souvenir se laisse deviner, non pas tant dans le texte chanté qu’à travers les structures musicales sous-jacentes : la note si, par exemple, joue un rôle capital sur le plan dramatique. « Œuvre rituelle, œuvre du Temps, œuvre onirique aussi, le Wozzeck d’Alban Berg fait apparaître les préoccupations les plus « actuelles » de notre temps » (Fano). En ce sens, Berg, dont l’art, par bien des aspects, semble tourné vers le passé, est sans doute le compositeur le plus authentiquement moderne de la première moitié du xxe s.

A. H.

 R. Leibowitz, Schönberg et son école (Janin, 1947). / P.-J. Jouve et M. Fano, Wozzeck ou le Nouvel Opéra (Plon, 1953). / A. Hodeir, la Musique depuis Debussy (P. U. F., 1961). / C. Samuel, Panorama de l’art musical contemporain (Gallimard, 1962). / W. Reich, Alban Berg Leben und Werk (Zurich, 1963).

Bergman (Ingmar)

Metteur en scène de cinéma et de théâtre, scénariste et auteur dramatique suédois (Uppsala 1918).


Fils d’un pasteur luthérien, Ingmar Bergman abandonne assez tôt l’université pour se consacrer au théâtre. Après avoir dirigé une troupe d’amateurs, il est promu metteur en scène au Boulevard Teater de Stockholm, puis au Stadsteater d’Hälsingborg. Le cinéma, qui renaît en Suède après une longue période de sommeil artistique, ne le laisse pas indifférent : en 1944, Bergman est le scénariste de Tourments, que réalise Alf Sjöberg ; l’année suivante, il tourne son premier film, Crise. Dès lors, il va mener parallèlement une double carrière théâtrale et cinématographique. À Göteborg, puis à Malmö et à Stockholm, il monte successivement des pièces d’Albert Camus, de Shakespeare, de Jean Anouilh, de Tennessee Williams, de Ramón del Valle Inclán, de Brecht, d’Hjalmar Bergman, son homonyme, de Strindberg, de Pirandello, de Molière, d’Ibsen. Au cinéma, ses débuts sont moins probants : pendant trois ou quatre ans, Bergman est considéré comme un bon artisan dont les œuvres ne tranchent pas par leur originalité sur la production courante. Sensible à l’influence du réalisme poétique de l’école française d’avant guerre, il s’attache surtout à dépeindre les difficultés et les révoltes d’une jeunesse en butte à l’incompréhension du monde adulte. Il se complaît dans la description naturaliste la plus crue, et, s’il évite à grand-peine le mélodrame, c’est pour emprunter avec quelque lourdeur les chemins battus du symbolisme. La forme est encore incertaine, les résultats peu satisfaisants, mais apparaissent déjà en filigrane plusieurs thèmes obsessionnels, qui vont, petit à petit, s’épanouir dans ses films ultérieurs. La Prison, qu’il réalise en 1948, marque une indéniable évolution. Ce film inaugure une période faste, qui sera marquée notamment par l’entrecroisement et le chevauchement de deux thèmes : l’un, méditatif et philosophique, analyse l’angoisse d’un monde qui s’interroge sur Dieu, le Bien et le Mal, et, d’une façon plus générale, le sens de la vie ; l’autre, caustique, brillant et satirique, brode de subtiles variations sur l’incommunicabilité du couple humain. Dans la plupart de ses comédies, Bergman se fait l’avocat subtil des femmes dans leur quête obstinée d’un bonheur sans cesse remis en question. Mélancolique et tendre quand il évoque le souvenir d’un amour adolescent (Jeux d’été [Sommarlek, 1950]), cruel quand il oppose aux rêves fragiles de ses héroïnes l’égoïsme de leurs compagnons (l’Attente des femmes, 1952 ; Une leçon d’amour, 1954 ; Rêves de femmes, 1955) ou quand il s’interroge sur l’épreuve plus ou moins aisément acceptée de la maternité (Au seuil de la vie, 1958), il peut aussi se montrer charmeur et féroce à la manière d’un Beaumarchais (Sourires d’une nuit d’été, 1955). Ce dernier film — qui est sa seizième œuvre — obtient un grand succès au festival de Cannes de 1956 et décide de la carrière de son auteur. L’année suivante, le Septième Sceau, présenté au même festival, lui apporte la notoriété internationale. Austère et majestueux, d’une incontestable beauté formelle, ce film est une allégorie anxieuse sur la vie et la mort. Empruntant au Moyen Âge une atmosphère propice à l’expression du doute métaphysique (un chevalier qui revient des croisades, un pays ravagé par la peste, des processions de flagellants, des sorcières qu’on conduit au bûcher et, en contrepoint poétique, un couple de baladins), Bergman, par le truchement d’un dialogue inquiétant entre le Chevalier et la Mort (qui prend les traits d’un moine confesseur), explique que la vie n’est qu’une longue interrogation et que la mort elle-même ne saurait rassurer les humains victimes de son inéluctabilité, car elle non plus ne peut prouver l’existence de Dieu. Le succès de ce film touffu et riche entraîna dans le monde entier la diffusion — dans un ordre hélas ! quelque peu anarchique — des œuvres antérieures de Bergman, et notamment de la Nuit des forains (1953), symphonie cruelle et pessimiste rendue à la fois plus amère et plus fascinante par la beauté des images tour à tour expressionnistes et baroques.

Les films entrepris par Bergman après 1957 confirment le talent de celui qui prend, peu à peu, place parmi les grands cinéastes du demi-siècle, notamment les Fraises sauvages (1957), où l’on voit un vieillard — rôle interprété par Victor Sjöström — faire le bilan de sa vie, confrontant le passé, le présent et le futur par le canal de l’imaginaire. Après le Visage (1958) et la Source (1959), Bergman doit faire face à certains accusateurs, qui, tout en reconnaissant sa maîtrise, lui reprochent de s’enfermer volontairement dans un univers étouffant, qui risque de le conduire dans une inquiétante impasse artistique. Une comédie, l’Œil du diable (1960), semble confirmer les craintes de certains critiques. Mais, en 1961, Bergman, indifférent aux caprices de la mode, apporte un éclatant démenti aux rumeurs pessimistes qui circulent sur son compte. Il entreprend une trilogie, À travers le miroir (1961), les Communiants (1962) et le Silence (1963), qui, dans un style nouveau, de plus en plus épuré, tente d’approfondir des thèmes jusqu’alors ébauchés : l’inadaptation de l’homme au monde, le déchirement du doute religieux, la solitude morale des êtres livrés aux tourments de la chair. Une profonde et remarquable unité entre le fond et la forme caractérise désormais les films de Bergman. Quittant à regret le monde de Strindberg et de Kierkegaard (une fantaisie au vitriol, Toutes ses femmes [1964], son premier film en couleurs, montre cependant qu’il ne renie pas entièrement le comique grinçant et souvent dérisoire de certaines de ses œuvres dites « légères »), Bergman atteint dans Persona (1965) un dépouillement total, évitant pourtant les pièges de l’abstraction sèche et laissant au spectateur une marge d’interprétation singulièrement enrichissante. L’Heure du loup (1967), la Honte (1968), le Rite (1969, réalisé pour la télévision), Une passion (1969), le Lien (The Touch, 1971), Cris et chuchotements (1972), Scènes de la vie conjugale et la Flûte enchantée (1974, ces deux films tournés pour la télévision), Face à face (1975) et l’Œil du serpent (1976) viennent confirmer l’originalité du talent du réalisateur : dans tous ces films, Bergman développe certaines obsessions qui paraissent le hanter, comme la désintégration de la personnalité, aboutissant insensiblement à l’osmose totale entre deux êtres, l’impuissance de l’artiste à dominer ses propres angoisses, la dérision de l’« égoïsme sacré » face aux conflits qui ensanglantent le monde, la dissection pessimiste de l’amour-passion. Nommé en 1963 à la direction du Théâtre royal de Stockholm, il poursuit simultanément une brillante carrière de metteur en scène de théâtre en continuant de monter les principales pièces du répertoire classique et contemporain. Bergman est l’un des rares « auteurs » de films qui soient parvenus à concilier le spectacle et la réflexion, la fulgurance des images et la cohérence d’une recherche philosophique personnelle.

J.-L. P.

 J. Béranger, la Grande Aventure du cinéma suédois (Terrain vague, 1960). / F. D. Guyon et J. Béranger, Ingmar Bergman (Serdoc, Lyon, 1960 ; nouv. éd., 1969). / J. Siclier, Ingmar Bergman (Éd. universitaires, 1962 ; nouv. éd., 1966). / R. Wood, Ingmar Bergman (Londres, 1969). / J. Donner, Ingmar Bergman (trad. du suédois, Seghers, 1970).