Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Belyï (Boris Nikolaïevitch Bougaïev, dit Andreï) (suite)

À la période des « symphonies » succède celle des romans. Belyï conçoit l’idée d’une trilogie Orient-Occident, dont il donne en 1910 le Pigeon d’argent. L’œuvre, dont l’écriture combine les procédés de Gogol et les expérimentations musicales tentées dans les « symphonies », fait songer au Démon mesquin de F. Sologoub, mais possède une puissance de suggestion à laquelle celui-ci n’atteint pas. On y voit un jeune intellectuel renoncer à la culture occidentale pour chercher auprès d’une secte mystique paysanne la révélation de la vraie Russie. Envoûté, plongé dans un univers de sorcellerie, d’extases mystiques associées aux obsessions sexuelles, il périt d’une mort affreuse, victime de forces démoniaques, ferment destructeur venu d’Asie.

Avec Pétersbourg (1912), c’est dans la capitale que Belyï découvre à l’œuvre les mêmes forces maléfiques. À la veille des événements de 1905, la vieille Russie réactionnaire et la nouvelle, révolutionnaire, s’affrontent, mues l’une et l’autre par le même principe dévastateur. Le sénateur-ministre Apollonovitch Ableouchov, qui doit sauter avec la bombe logée dans une boîte de sardines que son fils a reçu mission d’amorcer, est d’ascendance tatare. En lui agit l’élément mongol. Mais de son côté le révolutionnaire Doudkine, dans sa mansarde tapissée de jaune, est visité chaque nuit par un spectre oriental, et celui-ci a les traits de l’agent provocateur sous l’emprise duquel il agit. La symbolique du roman rappelle à tout moment l’omniprésence du péril jaune, et que le froid de la mort souffle pareillement du vieux monde en train de périr et du nouveau qui apporte la destruction. Un seul antidote contre ces forces mauvaises : la mystérieuse silhouette blanche qui par trois fois apparaît dans le roman et semble bien être celle du Christ, non des orthodoxes, mais des anthroposophes, dont Belyï, entre 1912 et 1916, a rencontré et suivi le chef, Rudolf Steiner, en Norvège, en Allemagne et en Suisse. Mais ces thèses disparaissent de l’édition remaniée du roman, qui sort en 1922. Entre-temps, Belyï, qui a fait écho aux Douze de Blok par son poème Christ est ressuscité (1918), s’est rallié à la révolution. Il l’interprète désormais comme l’héritage non plus de l’envahisseur mongol, mais des Scythes, ce puissant peuple qui précéda les Slaves dans les contrées situées au nord de la mer Noire et en qui il veut voir le symbole d’une force vigoureuse et féconde, également indépendante de l’Orient et de l’Occident.

La trilogie s’achève avec Moscou (1926-1932), ensemble lui-même tripartite, où s’exacerbent les caractéristiques des romans précédents. Poussée à l’extrême, l’invention verbale qui était art merveilleux dans Pétersbourg dégénère en désagrégation du langage. L’idéologie sombre dans la caricature : les années précédant la révolution sont assimilées aux époques préhistoriques, où ne vivaient encore que des reptiles et des orangs-outans, et les cercles littéraires moscovites figurés comme baraques foraines ou asiles d’aliénés. Les souvenirs personnels n’échappent pas à la déformation grotesque : le héros du roman, le mathématicien Korobkine, dont la biographie doit beaucoup à celle du père de l’écrivain, est un maniaque un peu fou.

L’autobiographie est le propos direct d’un ensemble d’écrits que Belyï envisageait de rassembler en une vaste épopée : Ma vie. Ce projet ne reçut qu’une réalisation partielle. Kotik Letaïev (1917-1918) présente sous forme de roman la relation de ses données d’enfance. Remontant à l’apparition des premières lueurs de conscience, Belyï reconstitue l’univers du petit garçon au fur et à mesure qu’il se forme à partir d’une espèce de nébuleuse primitive, et montre comment s’établit la relation de l’enfant à ces êtres quasi mythiques que sont pour lui, à l’origine, le père et la mère. Les années 1890-1912, son amitié pour Blok et le drame de sa passion pour la femme de celui-ci sont évoqués dans le recueil de souvenirs qu’il publia en 1922 après la mort du poète. Trois autres volumes de mémoires, foisonnant de scènes et de portraits, sont une source précieuse pour l’histoire du symbolisme en Russie.

Maître de l’art d’écrire, Belyï en fut aussi l’analyste. Ses recherches dans le domaine des sons et des rythmes méritent une mention spéciale. Si elles aboutissent à des résultats souvent contestables, voire extravagants, l’approche qui les commande est entièrement nouvelle. Belyï a le culte du mot, mais du mot réduit à sa substance phonique originelle, vierge encore d’images et de concepts. Ce mot à l’état brut lui a inspiré la Glossalolie, « poème » écrit en 1917 pendant les journées mêmes d’octobre révolutionnaire, où il s’attache à capter la « vérité des sons » à travers leur « mimique », par quoi il entend les bonds de la langue jouant avec le flux d’air « comme une danseuse avec son écharpe de gaze ». Sa remarquable étude de la prose d’art de Gogol, toute une série d’articles consacrés à l’étude expérimentale du rythme poétique font de lui le maître d’une brillante école de chercheurs. Les « formalistes » qui, dans les années 1915-1930, élaborèrent une théorie de la littérature d’où devait sortir l’un des courants de la linguistique structurale procèdent directement de lui, et l’étude statistique du vers poursuivie aujourd’hui par des métriciens comme K. Taranovski et M. L. Gasparov se rattache aussi à ses travaux.

A. G.

 V. Erlich, Russian Formalism (Mouton, La Haye, 1955 ; 2e éd., 1965). / K. Motchoulski, Andrej Belyj (en russe, Ymca-Press, 1955). / A. Hönig, Andrej Belyjs Romane (Munich, 1965).

Bembo (Pietro)

Poète et critique italien (Venise 1470 - Rome 1547).


La langue italienne doit encore aujourd’hui aux Prose della volgar lingua (composées à partir de 1516, publiées en 1525) à la fois sa grammaire et ses canons esthétiques. Certes Bembo se contenta d’y classer et d’y codifier les apports linguistiques de la grande trilogie littéraire du xive s. : Dante, Boccace, Pétrarque. Mais fonder les normes de la langue italienne sur les bases de cette trilogie, c’était déjà opérer une véritable révolution, que seule l’idéologie classique allait bientôt durablement consacrer, dans toute la littérature européenne, sur le mode d’une seconde nature.