Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
B

Beethoven (Ludwig van) (suite)

Beethoven et son temps


Beethoven et la France

Au cours du xviiie s. et jusqu’à l’épanouissement du romantisme allemand, la France bénéficie en Europe centrale d’un prestige considérable. Ses compositeurs, ses littérateurs et ses poètes exercent sur l’évolution de la pensée allemande une très forte influence. La cour de Frédéric le Grand ouvre largement ses portes aux écrivains français. Les chapelles princières des provinces rhénanes font appel au talent des musiciens français et au répertoire de nos compositeurs ; le théâtre de Bonn monte à partir de 1779, à côté d’opéras bouffes italiens et de singspiels allemands, un certain nombre d’opéras-comiques français, tandis que le carillon du palais électoral joue le thème initial de l’ouverture du Déserteur de Monsigny, dont l’enfance de Beethoven sera bercée. Salzbourg enfin garde encore au sein des tendances qui s’y manifestent le souvenir du style français qu’avait introduit à la fin du xviie s. l’élève de Lully, Georg Muffat.

Peu avant la naissance de Beethoven, Gluck compose à Vienne entre 1758 et 1764 une série d’opéras-comiques sur des livrets français que Favart lui adresse par l’intermédiaire de l’intendant du Burgtheater, le comte Durazzo. Beethoven connut donc assez bien la musique française en son temps, et particulièrement la musique de théâtre ; peut-être s’en est-il souvenu lorsqu’il choisit un livret français pour son Fidelio.

Mais plus que la musique française, les événements révolutionnaires de 1789 frappèrent son esprit. C’est à la France qu’il doit en grande partie la passion de la liberté qui anima toute sa vie : « Aimer par-dessus tout la liberté », proclamait-il en 1793. Il ne cessera de lutter pour elle, englobant dans une même pensée la liberté créatrice et la liberté humaine. C’est probablement durant son séjour à l’université de Bonn qu’il en découvre le sens ; l’enseignement d’Eulogius Schneider associe intimement la libre inspiration à l’éclosion d’une éthique nouvelle dans le cadre d’une politique susceptible d’en favoriser l’avènement ; peut-être Beethoven est-il présent lorsque ce maître annonce à ses étudiants la prise de la Bastille, qu’il célèbre aussitôt en des vers enthousiastes. L’attitude libérale du prince-électeur Max Franz favorise la propagation des idées nouvelles qui se répandent par la plume des écrivains autant que par la ferveur communicative des populations auxquelles les soldats de l’an II apportent le message des temps nouveaux. À la veille de son départ pour Vienne, Beethoven partage ces sentiments et songe à l’Ode à la joie de Schiller, qui en exprime l’essentiel et qui viendra couronner trente-deux ans plus tard la 9e symphonie : « J’en attends quelque chose de parfait, écrit le 26 janvier 1793 Ludwig Fischenich à Charlotte Schiller ; car pour autant que je le connaisse, il est tout à fait porté au grand et au sublime. » Ce trait de caractère qu’on lui reconnaît alors va maintenant accompagner chez lui tout élan créateur.

Le grand et le sublime l’attirent vers Bonaparte. Ce sont ces grandes vertus qui l’inspirent lorsqu’il écrit la Symphonie héroïque, et Romain Rolland n’a pas tort de penser que cette œuvre caractérise Beethoven bien plus qu’elle n’évoque les exploits de Bonaparte.


Beethoven et l’Allemagne

Le fait qu’il n’ait eu au cours de son existence que deux résidences principales, Bonn et Vienne, laisse Beethoven en marge des bouleversements territoriaux dont l’Europe centrale est alors le siège. Il n’en subit que les contrecoups idéologiques, et l’évolution de sa pensée suit un cours parallèle à celle des poètes du Sturm und Drang. C’est l’époque où, par-delà les guerres qui les opposent, les hommes s’efforcent d’atteindre un stade de compréhension mutuelle apte à les rapprocher, mais c’est aussi le moment où naît la notion de conscience nationale ; Beethoven a eu connaissance des divers courants poétiques et philosophiques engagés dans cette réhabilitation des valeurs autochtones. Il a lu Platon, Homère et Shakespeare dans les traductions de Schleiermacher, de Voss et de A. W. von Schlegel ; il professe une immense admiration pour Klopstock, s’intéresse à Schelling, dont l’intuitionnisme s’efforce d’identifier le vrai à la notion de beauté, et il prend des notes lorsqu’il lit Kant. Les idées de Lessing sur l’art dramatique, celles de Herder sur la dynamique de l’action, qui est à la base de son système des arts, dans lequel la musique tient une place importante, ne lui sont pas inconnues. L’école de Göttingen lui est particulièrement familière : c’est à ses poètes les plus notoires qu’il emprunte le texte de nombreux lieder. Kotzebue lui inspire les Ruines d’Athènes et le Roi Étienne ; Körner et Grillparzer sont à l’origine de projets d’opéra ; il n’ignore pas non plus Hoffmann ni La Motte-Fouqué, et se passionne pour l’ouvrage de Friedrich von Schlegel sur la pensée indienne. Il a sans doute pénétré plus profondément encore la pensée romantique avec d’autres écrivains tels que Wackenroder, Wieland, Novalis, Jean-Paul Richter, Hölderlin, Tieck ou H. von Kleist.

L’admiration qu’il professe à l’égard de Schiller est telle qu’il recopie dans son Journal des fragments entiers de ses œuvres ; il met en musique Kurz ist der Schmerz sous forme de canon, traite à trois voix Gesang der Mönche et donne à l’Ode à la joie l’ampleur d’un final de symphonie.

Goethe a été l’objet de la plus profonde vénération de la part de Beethoven. Dans son ouvrage célèbre, Goethe et Beethoven, Romain Rolland a longuement analysé la nature de leurs relations en situant objectivement la personnalité de chacun d’eux d’après leurs jugements réciproques. Il apparaît qu’en cette circonstance Beethoven s’est montré plus ouvert et plus compréhensif à l’égard de Goethe que celui-ci ne l’a été envers lui. Beethoven ne cessera d’admirer Goethe ; il mettra en musique dix-huit de ses poèmes, écrira la partition d’Egmont et, à partir de 1808, songera presque sans relâche à Faust ; malgré le silence obstiné de Goethe, il ne pourra s’empêcher de lui écrire, et la vénération qu’il lui porte n’en sera pas atteinte, bien qu’il ait dû en souffrir. « Je me serais fait tuer dix fois pour lui ! », confie-t-il en 1822 à J. F. Rochlitz (1769-1842). Est-ce à dire que, pour s’être tu, Goethe ait méprisé Beethoven ? De nombreux indices le démentent, et surtout le jugement extraordinairement lucide qu’il porte sur Beethoven dans une lettre à sa femme quelques heures après la première rencontre : « Je n’ai jamais vu encore aucun artiste plus puissamment concentré, plus énergique, plus intérieur. » Mais il est non moins lucide lorsqu’il juge son comportement social : « J’ai appris à connaître Beethoven. Son talent m’a jeté dans l’étonnement. Seulement, il est, par malheur, une personnalité tout à fait effrénée. Il n’a sans doute pas tort, s’il trouve le monde détestable ; mais il ne le rend pas ainsi, vraiment, plus riche en jouissances, pour lui, ni pour les autres. » (Lettre du 2 sept. 1812 à Zelter.) Les tempéraments des deux hommes étaient trop différents pour qu’ils puissent s’accorder ; le tumultueux Beethoven ne pouvait convenir à l’homme courtois et respectueux des convenances qu’était Goethe. Cependant, sous sa froideur apparente, le poète cachait une extrême perméabilité aux émois affectifs. L’aveu lui en échappa un jour, en 1809, devant F. W. Riemer : « Celui-là seul qui a été le plus livré à sa sensibilité peut devenir le plus dur et le plus froid. Il lui faut s’entourer d’une épaisse cuirasse pour se défendre contre les rudes contacts. Et souvent, que cette cuirasse lui pèse ! » Parfois, cependant, la cuirasse fait défaut. L’homme sensible et terrifié se révèle alors dans la scène mémorable que nous a décrite Mendelssohn en 1830, c’est-à-dire trois ans après la mort de Beethoven : « L’avant-midi, je dois lui jouer une petite heure de tous les grands compositeurs, dans l’ordre historique... Il est assis dans un coin obscur, comme un Jupiter tonnant ; et il jette des éclairs avec ses vieux yeux. Il ne voulait pas entendre parler de Beethoven ; mais je lui ai dit que je n’y pouvais rien, et je lui ai joué le premier morceau de la symphonie en ut mineur. Cela le remua étrangement. Il dit d’abord : « Cela n’émeut nullement, cela ne fait qu’étonner, c’est grandiose ! » Il grommela encore ainsi, pendant un moment ; puis il recommença, après un long silence : « C’est très grand, totalement insensé ! On pourrait avoir peur que la maison ne s’écroule... Et si, maintenant, tous les hommes jouaient cela ensemble !... » Peut-être Goethe redoutait-il la musique de Beethoven parce qu’il y était trop sensible et qu’il tenait à préserver son olympienne sérénité ; pourtant Beethoven lui garda une amitié fidèle en dépit de tout et, lorsque, en 1819, un de ses interlocuteurs crut devoir faire quelques réserves sur les récents écrits du septuagénaire, il répliqua véhémentement : « Goethe demeure, malgré tout, le premier poète de l’Allemagne. »