Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
B

Beckett (Samuel) (suite)

Les Nouvelles constituent l’étape suivante. La main se fait sur un style nouveau, épuré, plus du tout chantourné à présent. Des récits courts, secs, aux structures grammaticales réduites. Deux ans plus tard, ce sera Molloy. Rien de trop affolant encore pour les amateurs de style. C’est le plain-chant, dépouillé, propre, le livre de l’équilibre entre le vieux langage et le neuf, immature. Pourtant certains signes persistants retiennent l’attention : la phrase se bloque autour du pronom « je », pulvérisé. Si le texte de Moran, le second, est aéré de façon traditionnelle, celui de Molloy est d’un seul tenant. Des tics suspects apparaissent : « J’ai mal au ventre, dit-il. Mal au ventre ! As-tu de la fièvre ? dis-je. Je ne sais pas, dit-il. Fixe-toi, dis-je. »

L’incarcération dans le soliloque va s’affirmer dans la chambre close de Malone meurt. Et puis, peu à peu, l’émission du texte s’ajuste à un rythme impérieux, qui s’impose vers la fin du livre : « Ma tête mourra en dernier. Ramène tes mains. Je ne peux pas. La déchirante déchirée. Mon histoire arrêtée je vivrai encore. Décalage qui promet. C’est fini sur moi. Je ne dirai plus je. » Phénomène très fascinant d’une écriture qui en s’écrivant s’use, va de l’avant, et se métamorphose. Beckett alors change de registre, passe au théâtre avec En attendant Godot ; l’écrivain a-t-il hésité, ou même résisté à cette poussée du rythme dans cette menue monnaie de l’échange parlé, a-t-il voulu se reposer du monologue harassant ? Toujours est-il qu’avec l’Innommable il revient au roman, car l’aventure demande à se poursuivre. La créature atrophiée, enterrée, s’adonne à la rage de tarir ces mots qui sourdent inlassablement, exténuent le souffle, démolissent la phrase. La voix impose sa loi et l’on dit quelquefois ce que l’on a cru dire : « Il n’y a jamais eu personne, il n’y a jamais eu rien, personne que moi, rien que moi, me parlant de moi, impossible de m’arrêter, impossible de continuer, mais je dois continuer. » La phrase s’appauvrit inexorablement.

Après les Textes pour rien, en 1950, c’est l’impasse, et le théâtre va permettre une sorte de diversion, bien que les soliloques de Hamm ou de Madame Rooney trébuchent et se brisent sans cesse. Et puis, en 1961, Beckett va jusqu’au bout. Comment c’est est l’un des livres les plus étranges qui aient été écrits. La phrase a perdu ses accessoires, articles, formes conjuguées, articulations logiques, ponctuation. La créature dans la boue halète par petits paquets coupés de blancs : ses bribes murmurées. Le lecteur doit faire palpiter ces coulées de mots, leur prêter son souffle, épouser leurs rythmes s’il veut entendre le chant. Lecture unique.

Beckett conserve, dans ses textes à jouer ultérieurs, ponctuation et pauses. Ce sont des partitions pour solistes : Oh les beaux jours, Dis Joe. Des expériences à deux voix : la Dernière Bande. Ou à trois : Paroles et musique ou Cascando, avec l’intervention d’un compositeur. Une fugue pour trois murmures : Comédie. Sur scène, on découvre émerveillé l’extraordinaire qualité orale de ces textes, ils sont magistralement respirés, efficaces, leurs rythmes fondamentaux rejoignent la discontinuité même de la pensée, de la parole en train d’éclore. Pour les dernières tentatives, comment les définir ? Les derniers textes, après élaboration toujours plus exigeante, se coagulent en quelques pages pétrifiées. Assez, Bing, Imagination morte imaginez, Sans. Le langage est devenu caillou, chaque mot est une île. Le lecteur fasciné se sent très loin des harmoniques savourés par Beckett : « Chimère l’aurore qui dissipe les chimères et l’autre dite brune. » (Sans.)

Alchimie du Verbe. Comment dire autrement ces années d’affût, à l’écoute des incantations où la peine à vivre se console dans le jeu avec les mots ? « Les mots ont été mes seules amours, quelques-uns. » (D’un ouvrage abandonné.)

« J’ai connu Molloy et la suite, le jour où j’ai pris conscience de ma bêtise. Alors je me suis mis à écrire les choses que je sens. » Aveu de l’auteur lui-même. C’est dans la dépossession et l’humilité que prend sa source l’œuvre orgueilleuse de Beckett. Loin des frères humains, et si proche d’eux par la pitié. Étrangère, quoi qu’on en ait dit, à une vraie nostalgie de Dieu, mais du côté de ces souffrants pour qui il est, à certains moments de faiblesse, un dérisoire trompe-douleur. Fermée à l’historique, au social, car il y a trop de peine à exister : « Mais réfléchissez, réfléchissez, vous êtes sur terre, c’est sans remède. » (Hamm, dans Fin de partie.) Enragée d’expression, car dire la déréliction, c’est un peu s’en sauver ; la mettre en mots, c’est un peu s’en guérir.


D’aujourd’hui à demain

On voit ce qui est exemplaire, aujourd’hui, dans cette œuvre de l’exigence et du dépouillement. Abandonné par l’histoire, l’homme n’habite plus que le langage et il va jusqu’au bout d’une de ses possibilités : réfléchir sur sa parole et la qualité de présence — ou d’absence — qui s’y manifeste.

Dans les récits, le personnage s’émiette et disparaît, pris de soupçon quant à son identité. Le monde commence à lui paraître sous la lumière du non-sens, puis c’est lui-même en tant que sujet qui est affecté de ce mal, et c’est enfin le langage, demeure fragile, qui se marque d’absence. Exilé au milieu du monde et de ses mots, le parleur selon Beckett est ce sujet décentré que signale par ailleurs la réflexion philosophique. Il s’agit bien d’une querelle faite à l’existence, dépassant par sa violence et sa rigueur le moment historique où elle est prononcée, faisant servir une maîtrise exceptionnelle du langage à dénoncer, dans le langage même, la fragilité et l’impouvoir de celui qui s’y enferme pour inventer le discours de sa vie. C’est à cette limite que Beckett a installé son monologue de fiction, donnant sa forme la plus magistrale à cette aventure de la chasse manquée où des écrivains aussi divers que Maurice Blanchot, Louis René Desforets ou Michel Leiris inscrivent leur recherche. De cette limite, il a fait signe aux écrivains qui allaient suivre, ceux par exemple qu’on a appelés du « nouveau roman », désignant au travail dans l’œuvre même l’activité à la fois lucide et mensongère qui suscite le récit dans le seul but d’y maintenir le « sujet » écrivant en espérance de vie. Au théâtre, c’est aussi le langage et l’impouvoir qui, dans un espace-temps dénudé jusqu’à la stylisation, sont au premier plan du drame. Nous sommes à l’opposé de la leçon de Brecht. Empêchés de bouger par la paralysie qui les gagne de plus en plus, dépossédés du monde qui s’est réduit pour eux aux vêtements ou à quelques objets passe-chagrin, exilés dans un lieu où il n’y a rien à faire qu’à attendre la fin du jeu, les « coincés » beckettiens sont occupés à parler. Pour quoi ? Pour exister encore, durer, s’entendre, ne pas être seuls. Comment ? Avec drôlerie, tendresse, cruauté, dont le dosage miraculeux sauve cette tragédie du noir complet. Avec cette économie, ces silences, cette simplicité indiquant ce que peut être un théâtre de la pauvreté et de la plénitude. Portés au-dessus d’eux-mêmes par la rage de se dire et l’humour, tous ces êtres en perte, avant le silence qui les menace, veulent tenir parole et se tenir dans leur parole. Certes, il n’est pas possible de réduire à rien, dans ce théâtre, la part de ce qu’on a appelé l’absurde, part qui commande l’évolution dramatique d’une génération. Pourtant, le bilan historique fait, il apparaîtra que le théâtre de Beckett, mince de poids mais lourd de paroles, est avant tout celui du dernier mot, du dernier souffle, du dernier accord de la voix humaine proféré avec maîtrise et dignité à la veille de se taire pour toujours.