Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
B

Baudelaire (Charles) (suite)

Thomas De Quincey

On saisit très bien aussi dans les Paradis artificiels le mécanisme de la création littéraire. Deux parties : « le Poème du haschisch », « Un mangeur d’opium ». Dans la première, malgré des pages excellentes de pensée et d’images, on sent que Baudelaire peine, qu’il cherche des étais, que lui offrent le traité de pharmacologie de François Dorvault, une notice historique de Silvestre de Sacy, des témoignages de haschischins, longuement cités. Dans la seconde partie, adaptée des Confessions of an English Opium-Eater de Thomas De Quincey, Baudelaire semble beaucoup plus libre, bien qu’il soit obligé de suivre son modèle. Il a traduit Poe, il a adapté De Quincey avec une géniale liberté ; il les a adoptés tous les deux. De Quincey lui offre une matière sur laquelle on le devine heureux de travailler : Baudelaire émonde cette matière luxuriante, effervescente, il la décompose et la recompose, il ajoute, « par-ci, par-là, [ses] réflexions personnelles » et, plus tard, en présentant son travail aux Bruxellois, il se dira « bien empêché » de reconnaître « jusqu’à quelle dose » il a introduit sa personnalité dans l’auteur original.

Certes, les expériences ont été différentes : il a été résistant au haschisch ; la fiole de laudanum, au contraire, deviendra pour lui « une vieille et terrible amie » (« la Chambre double », dans les Petits Poèmes en prose) : analgésique, consolatrice, visionnaire. Mais lui qui se proposa d’appliquer sa méthode poétique « à la célébration des jouissances de la dévotion et des ivresses de la gloire militaire, bien [qu’il] ne les [eût] jamais connues », il aurait fort bien pu exprimer plus librement les jouissances du haschisch ; s’il ne l’a fait, c’est qu’alors il lui manque le tremplin que lui offre De Quincey.

Il faut ajouter que s’il condamne le haschisch, il ne condamne l’opium que du bout de la plume, avec et par précaution. Car, s’il est vrai que les drogues généralement renvoient l’homme à l’homme, ne sont qu’un miroir déformant, grossissant, il est non moins vrai qu’il n’aurait pas écrit un livre pour parvenir à ce simple constat d’échec. La drogue absolue, c’est la poésie. Mais « la Vie antérieure », « Rêve parisien » traduisent des visions opiacées, et l’opium renforce son goût de l’aqueux et du minéral, libérant en lui le sens du grand et de l’infini :
L’opium agrandit ce qui n’a pas de bornes,
Allonge l’illimité,
Approfondit le temps, creuse la volupté,
Et de plaisirs noirs et mornes
Remplit l’âme au delà de sa capacité.
(« Le Poison. »)

S’abandonner aux drogues, c’est s’y perdre ; s’en écarter, c’est refuser un adjuvant de la création. Baudelaire joue, dangereusement, utilement, avec l’opium, moins dangereusement, toutefois, que De Quincey.


La critique comme prélude à la création

L’exposition Baudelaire au Petit Palais (1968-69) — prolongée par son catalogue — a failli fausser l’idée qu’un lecteur de bonne foi peut se faire de cette œuvre, où la critique d’art (comme la critique littéraire et la critique musicale) occupe, en vérité, une place importante : en présentant de nombreuses toiles, souvent fort difficiles à repérer, et en permettant ainsi de mieux comprendre, parfois, tout simplement, de comprendre les jugements portés par l’auteur de quatre Salons et d’études sur le rire et les caricaturistes, elle a cependant inversé, matériellement, les accents. Tant de mètres carrés de toiles peintes et de gravures écrasaient quelques manuscrits de poèmes, quelques exemplaires des Fleurs du Mal. D’autre part, la promotion, à laquelle procèdent, par nécessité, nos contemporains, de la critique à la critique créatrice a, par voie de conséquence, constitué Baudelaire en grand ancêtre de nouvelles critiques. Il convient d’être moins ambitieux.

Baudelaire a été un grand critique d’art. Il a admirablement compris Delacroix, mais il n’a pas eu à le découvrir (M. Thiers, cité par Baudelaire, s’était, entre autres, déjà donné cette peine). Au contact de Delacroix, en 1844-45, n’avait-il pas commencé à former son esthétique ? Mais il a commis des erreurs : champion de la modernité dans l’art, ami de Courbet et de Manet, il n’a pas reconnu ou n’a pas voulu reconnaître en eux les représentants de cette modernité, peut-être en raison de son attachement à Delacroix, peut-être parce que leur réalisme l’offusquait, à un moment où le mot de « réalisme » était porteur d’une charge d’infamie (il fut prononcé par le substitut Pinard lors du procès des Fleurs). En revanche, il semble être resté fidèle à un goût de la « naïveté », qu’il oppose à la peinture « philosophique » des grandes machines de Chenavard, en France, et de Wiertz, en Belgique : cette naïveté, qui est à la fois refus du trompe-l’œil et de l’idéologie, il la perçoit en 1845 dans la Fontaine de jouvence de William Haussoullier, en 1846 dans les portraits, par l’Américain Catlin, de chefs indiens, en 1859 dans les toiles de Penguilly-L’Haridon et d’Alphonse Legros. Par ce goût, il annonce l’école de Pont-Aven, Gauguin et même certains surréalistes (Tanguy). Quant à Constantin Guys, s’il l’a porté au pinacle, ce ne fut pas pour avoir deviné en lui un précurseur de Degas et de Toulouse-Lautrec, mais parce que ce dessinateur et aquarelliste lui offrait un prétexte, le prétexte d’un poème en prose sur la modernité, et parce que Baudelaire fut toujours sensible à la fraîcheur et à la précarité d’une esquisse, goût qu’il affirme devant les marines d’Eugène Boudin : les nuages lui donnent à rêver, lui montent au cerveau « comme une boisson capiteuse ou comme l’éloquence de l’opium » (1859). Une autre impulsion l’entraîne vers la poésie visionnaire, dont Méryon anime étrangement ses gravures parisiennes.

Mais, quelle que soit l’originalité de Baudelaire critique d’art — et, à un moindre degré, la même réflexion pourrait s’entendre de sa critique littéraire —, la contemplation artistique n’est d’abord pour lui qu’une préparation à la création poétique : la difficulté à créer se résorbe devant un tableau, une gravure, une statue ; l’image occupe le centre de la page blanche, annule le vertige. C’est notamment pourquoi les Fleurs du Mal chantent les grands artistes (« les Phares ») ou germent en marge d’œuvres d’art. Rien ne fait peut-être mieux comprendre le procès créateur de Baudelaire que la lecture successive de deux pages du Salon de 1859 consacrées au sculpteur Ernest Christophe et des deux poèmes qui en naissent : « le Masque » et « Danse macabre ».