Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
B

Bachelard (Gaston) (suite)

L’un des plus dangereux obstacles épistémologiques est le langage, dont les mots donnent souvent des images au lieu de concepts, qui séduit là où il faudrait déduire. Une « psychanalyse de la connaissance objective » devra donc déceler dans le langage scientifique les marques équivoques d’un inconscient qui donne pour science ce qui n’est que poésie. Elle permettra ainsi, tout en faisant de l’imagination la racine commune de la science et de la poésie, d’assigner à chacune des axes de développement divergents : si, par l’imagination, le poète se projette dans le monde et vit avec ce dont il parle, à cette connaissance affective qui se nourrit d’analogies et de métaphores la science oppose un idéal d’objectivité, de non-compromission du savant avec l’objet sur lequel il porte son attention.

Cette « psychanalyse » va conduire Bachelard à dresser le grand catalogue thématique de l’imaginaire poétique qui fait de lui une des sources de la critique actuelle. En effet, la part faite à l’imagination par cette philosophie est, en tous sens, primordiale ; valorisant l’irréel par rapport au réel, renversant le rapport traditionnel de l’un à l’autre, Bachelard demande de « placer l’image en avant même de la perception » ; on rêve avant de voir, on imagine avant de percevoir, et la chimie, rappelle-t-il, se dégage lentement de l’alchimie.

La philosophie se situe ainsi entre la science et la poésie, mais non pas comme un mélange décevant qui donnerait l’une quand on voudrait l’autre, bien plutôt comme la ligne de démarcation dont la rigueur et la netteté permettent à chacune d’elles d’avoir toute la liberté et toute l’efficacité dont elle est capable.

D. H.

 Hommage à Gaston Bachelard (P. U. F., 1957). / P. Quillet, Gaston Bachelard (Seghers, 1964). / G. Canguilhem, « Gaston Bachelard » dans Études d’histoire et de philosophie des sciences (Vrin, 1968). / H. Tuzet, « les Voies ouvertes par Gaston Bachelard à la critique littéraire » in G. Poulet, les Chemins actuels de la critique (Union gén. d’éd., 1968). / D. Lecourt, l’Épistémologie historique de Gaston Bachelard (Vrin, 1969). / V. Therrien, la Révolution de Gaston Bachelard en critique littéraire (Klincksieck, 1970). / C. Margolin, Bachelard (Éd. du Seuil, coll. « Microcosme », 1974). / M. Vadée, Gaston Bachelard ou le Nouvel Idéalisme épistémologique (Éd. sociales, 1975).

Bacon (Roger)

Philosophe et savant anglais (Ilchester, Somersetshire, ou Gloucester v. 1214 - Oxford 1292).


Né en Angleterre, il vient à Paris en 1236 après de premières études à Oxford, où Robert Grosseteste alimente ses inclinations scientifiques. Maître ès arts, il enseigne de 1241 à 1247 environ, commentant publiquement les œuvres d’Aristote à l’encontre des interdits officiels. De nouveau à Oxford et entré dans l’ordre des Frères mineurs, il poursuit, non sans oppositions, ses travaux, animé par ses multiples curiosités, de la linguistique à la mathématique. En 1257, il revient à Paris, mais son originalité et son agressivité lui font interdire l’enseignement. Son protecteur, Gui Foulques, ayant été élu pape en 1265 sous le nom de Clément IV, Bacon compose à sa requête son grand ouvrage, Opus majus, dans lequel il brosse avec abondance un tableau de l’organisation à promouvoir de toutes les sciences, dans un univers chrétien. Un Opus minus, puis un Opus tertium reprennent les mêmes thèmes. Après la mort de Clément IV, en 1268, il poursuit ses travaux, depuis la grammaire jusqu’à l’astrologie, dont les traités sont atteints par le Syllabus des erreurs de ce temps en 1277. En 1292, il publiera encore un Compendium studii theologiae, quelque temps avant sa mort.

Bacon cite parmi les maîtres de son inspiration, sinon de sa doctrine, Robert Grosseteste, à Oxford, et Pierre Le Pèlerin de Maricourt, à Paris, « grand maître en science expérimentale », dit-il, et qui exerça sur lui une profonde influence méthodologique. De fait, Bacon demeure un précurseur par sa proclamation du rôle de l’expérience dans le progrès du savoir, de la place des mathématiques dans la construction des sciences, voire de l’efficacité de l’habileté manuelle. Ainsi déborde-t-il l’aristotélisme naturaliste qu’il avait contribué à diffuser à Paris. « Il y a, dit-il, deux manières de connaître, le raisonnement et l’expérience. La théorie conclut et nous fait admettre la conclusion ; mais elle ne donne pas cette assurance exempte de doute où l’esprit se repose dans l’intuition de la vérité, tant que la conclusion n’a pas été trouvée par la voie de l’expérience. Beaucoup de gens ont des théories sur certains objets, mais comme ils n’en ont pas fait l’expérience, elles restent inutilisées par eux, et ne les incitent ni à chercher tel bien, ni à éviter tel mal. » Cette haute science, alchimie et astrologie comprises, procure une puissance qui nous permet de fouiller les secrets de la nature, de découvrir le passé, l’avenir, et de produire tant d’effets merveilleux qu’elle assurera le pouvoir à ceux qui la posséderont.

Cet ambitieux projet s’inscrit cependant dans l’unité totalitaire de la foi : il n’y a qu’une seule sagesse, qui domine toutes les autres, la théologie, don de Dieu, pour un destin unique de l’humanité. La théorie augustinienne de l’illumination rend raison de cet : le Verbe de Dieu nous éclaire et partout, en maître intérieur, en « intellect agent », dit Bacon, recourant au vocabulaire averroïste. La philosophie procède donc d’une révélation, qui s’est développée tout au long de l’histoire, depuis Adam jusqu’à nos jours, dans les philosophes, les fondateurs de religions, les patriarches et les prophètes. Interminable histoire de l’esprit, dans laquelle les découvertes sont toujours possibles...

Pareille perspective prend normalement chez Bacon une allure prophétique, et se caractérise par l’âpreté de ses critiques contre les contemporains, dans la faconde de son style savoureux. Elle manifeste sa prétention à une mission réformatrice : « rêve d’une synthèse totale du savoir, scientifique, philosophique, religieux, pour en faire le lien d’une société universelle, coextensive au genre humain », dit E. Gilson de ce génie malheureux.

M. D. C.

 R. Carton, l’Expérience mystique de l’illumination intérieure chez Roger Bacon (Vrin, 1924) ; l’Expérience physique chez Roger Bacon (Vrin, 1924). / T. Crowley, Roger Bacon (Louvain-Dublin, 1950). / F. Alessio, Mito e scienza in Ruggero Bacone (Milan, 1957).