Bachchār ibn Burd (suite)
Chez ce poète faisant la transition entre la génération d’al-Farazdaq* tout imprégnée de bédouinité formelle et celle des Irakiens comme Abu Nuwās* décidés à se libérer de certaines contraintes, on voit s’affirmer déjà des refus à la tradition héritée du désert. Chez lui, dans le cadre de la qasīda par exemple, le tripartisme semble se généraliser dans la mesure même où le prologue amoureux s’abrège et où la quête de l’aimée se stylise. L’instrument poétique aux mains de Bachchār, dans les genres laudatif et satirique, affecte sans doute un grand respect à l’égard des règles. Dans les pièces élégiaques au contraire, ce sont les formes diverses de la liberté qui l’emportent ; les mètres sont ceux-là mêmes que les Hedjaziens, et avant eux le chrétien al-A‘chā, avaient utilisés dans leurs compositions lyriques ou bachiques. Dans les thèmes se manifeste la même dualité ; tandis que dans les genres satirique et laudatif Bachchār se montre respectueux à l’extrême de la convention bédouine sous réserve d’un rajeunissement formel, tout au contraire dans l’élégie d’amour ou le lyrisme personnel il se présente comme un artiste libéré, décidé à dépasser l’hédonisme des Hedjaziens et leur sensualité de bon aloi pour céder à l’inspiration née de ses angoisses ou de ses désirs. À ce corps tourmenté par sa laideur et ses besoins, Bachchār concède ce qui lui revient, mais en même temps, par une contradiction qui ne saurait plus nous surprendre, il obéit avec délices à la joie de se perdre en des amours limpides et surhumaines. Si trop fréquemment l’esprit « courtois » se noie chez lui dans la fadeur des poncifs chers aux Hedjaziens, il réussit néanmoins souvent par des traits inattendus à nous faire sentir combien toutes ces romances sont chez lui dépassées :
Ma nostalgie pour ‘Abda est l’entretien de mes veilles,
une nuit après l’autre.
Si l’on prononce son nom, je perds le sommeil,
au seul bruit de son nom les larmes qui m’échappent ne me manquent jamais.
Jamais je n’éprouverai de nostalgie si grande, même pour un enfant, même pour mes parents.
Ah ! si ‘Abda n’est pas toute l’éternité où pourrait bien être le Paradis ?
Mon mal n’a point trouvé chez elle de remède, point d’autre en vérité que ce que disent mes vers.
Ces vers traduisent en un raccourci saisissant ce mélange de tradition, d’expériences personnelles, de découvertes simples et humaines qui caractérise le lyrisme de Bachchār. En dépit des jalousies et des refus, ses contemporains ont su voir en ce poète ce qu’il apportait de fraîcheur et de rajeunissement. À Bassora, la génération qui monte avec al-‘Abbās ibn al-Ahnaf et Abā Nuwās se reconnaît en lui tout en s’efforçant d’aller plus loin ; la place que les anthologues lui réservent dans leurs florilèges témoigne de ce que, dans son œuvre, ils découvrent d’éternel.
R. B.
C. Pellat, le Milieu baṣrien et la formation de Gahiz (A. Maisonneuve, 1953). / Nuwayhī, la Personnalité de Bachchār (en arabe, Le Caire, 1957). / J.-C. Vadet, l’Esprit courtois en Orient dans les cinq premiers siècles de l’Hégire (Maisonneuve et Larose, 1969).