Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
B

Bachchār ibn Burd (suite)

Chez ce poète faisant la transition entre la génération d’al-Farazdaq* tout imprégnée de bédouinité formelle et celle des Irakiens comme Abu Nuwās* décidés à se libérer de certaines contraintes, on voit s’affirmer déjà des refus à la tradition héritée du désert. Chez lui, dans le cadre de la qasīda par exemple, le tripartisme semble se généraliser dans la mesure même où le prologue amoureux s’abrège et où la quête de l’aimée se stylise. L’instrument poétique aux mains de Bachchār, dans les genres laudatif et satirique, affecte sans doute un grand respect à l’égard des règles. Dans les pièces élégiaques au contraire, ce sont les formes diverses de la liberté qui l’emportent ; les mètres sont ceux-là mêmes que les Hedjaziens, et avant eux le chrétien al-A‘chā, avaient utilisés dans leurs compositions lyriques ou bachiques. Dans les thèmes se manifeste la même dualité ; tandis que dans les genres satirique et laudatif Bachchār se montre respectueux à l’extrême de la convention bédouine sous réserve d’un rajeunissement formel, tout au contraire dans l’élégie d’amour ou le lyrisme personnel il se présente comme un artiste libéré, décidé à dépasser l’hédonisme des Hedjaziens et leur sensualité de bon aloi pour céder à l’inspiration née de ses angoisses ou de ses désirs. À ce corps tourmenté par sa laideur et ses besoins, Bachchār concède ce qui lui revient, mais en même temps, par une contradiction qui ne saurait plus nous surprendre, il obéit avec délices à la joie de se perdre en des amours limpides et surhumaines. Si trop fréquemment l’esprit « courtois » se noie chez lui dans la fadeur des poncifs chers aux Hedjaziens, il réussit néanmoins souvent par des traits inattendus à nous faire sentir combien toutes ces romances sont chez lui dépassées :
Ma nostalgie pour ‘Abda est l’entretien de mes veilles,
une nuit après l’autre.
Si l’on prononce son nom, je perds le sommeil,
au seul bruit de son nom les larmes qui m’échappent ne me manquent jamais.
Jamais je n’éprouverai de nostalgie si grande, même pour un enfant, même pour mes parents.
Ah ! si ‘Abda n’est pas toute l’éternité où pourrait bien être le Paradis ?
Mon mal n’a point trouvé chez elle de remède, point d’autre en vérité que ce que disent mes vers.

Ces vers traduisent en un raccourci saisissant ce mélange de tradition, d’expériences personnelles, de découvertes simples et humaines qui caractérise le lyrisme de Bachchār. En dépit des jalousies et des refus, ses contemporains ont su voir en ce poète ce qu’il apportait de fraîcheur et de rajeunissement. À Bassora, la génération qui monte avec al-‘Abbās ibn al-Ahnaf et Abā Nuwās se reconnaît en lui tout en s’efforçant d’aller plus loin ; la place que les anthologues lui réservent dans leurs florilèges témoigne de ce que, dans son œuvre, ils découvrent d’éternel.

R. B.

 C. Pellat, le Milieu baṣrien et la formation de Gahiz (A. Maisonneuve, 1953). / Nuwayhī, la Personnalité de Bachchār (en arabe, Le Caire, 1957). / J.-C. Vadet, l’Esprit courtois en Orient dans les cinq premiers siècles de l’Hégire (Maisonneuve et Larose, 1969).

Bachelard (Gaston)

Philosophe français (Bar-sur-Aube 1884 - Paris 1962).


Ses études secondaires se déroulent dans sa ville natale. À leur terme, il entre dans les Postes et Télégraphes : il sera, de 1903 à 1905, surnuméraire à Remiremont et, de 1907 à 1913, commis au bureau de la gare de l’Est à Paris. Parallèlement, il poursuit une licence de mathématiques. Mobilisé en 1914, il passe trente-huit mois sur le front. À la rentrée scolaire de 1919, il entre dans l’enseignement : il est nommé professeur de physique et chimie au collège de Bar-sur-Aube. Licencié en 1920, agrégé en 1922, il soutient en 1927 ses thèses pour le doctorat ès lettres, qui, publiées en 1928, portent le titre, l’une, d’Essai sur la connaissance approchée, l’autre, d’Étude sur l’évolution d’un problème de physique : la propagation thermique dans les solides. Cette nouvelle orientation le conduit en 1930 à la chaire de philosophie de la faculté de Dijon, qu’il quittera en 1940 pour celle d’histoire et de philosophie des sciences de la Sorbonne.

Ce curriculum peu conformiste sera ponctué par des publications régulières, qui se partageront entre les deux domaines de l’épistémologie et de l’imagination littéraire : le Nouvel Esprit scientifique (1934), la Dialectique de la durée (1936), Lautréamont (1939), la Philosophie du non (1940), l’Eau et les rêves (1942), l’Air et les songes (1943), la Terre et les rêveries de la volonté (1948), la Terre et les rêveries du repos (1948), le Rationalisme appliqué (1949), le Matérialisme rationnel (1953).

Bachelard est parti d’une constatation : « La science n’a pas la philosophie qu’elle mérite », et il a consacré la première partie de son œuvre à dénoncer puis à combler cette lacune. Dénoncer la philosophie : il a porté des jugements très sévères à son endroit, peu tendre qu’il était pour l’incompétence arrogante et dogmatique des philosophes en matière scientifique. La philosophie lui paraît l’exemple désolant d’une pensée rigide, enfermée dans une routine professorale qui continue pourtant à juger, et de haut, une activité scientifique en perpétuel renouvellement.

Bachelard veut faire sortir la philosophie de ce « sommeil dogmatique ». Il construit à cette fin une série de concepts qui lui permettront d’être contemporaine des sciences dont elle parle ; il refuse les exclusives et va même jusqu’à assumer — l’essentiel étant d’assurer à la philosophie une efficacité opératoire — un véritable pluralisme philosophique : « Nous croyons, disait-il, à la nécessité pour une épistémologie complète d’adhérer à un polyphilosophisme. »

Deux concepts majeurs seront dus à cette réflexion sur la science :
— celui d’obstacle épistémologique, dont l’histoire des sciences a montré la fécondité. Bachelard entend par là les difficultés auxquelles la science se heurte au cours de son développement, mais qui, loin de lui être opposées de l’extérieur (on a beau jeu d’attribuer les blocages à la religion ou à telle structure sociale), naissent de son développement même : la science sécrète elle-même les obstacles qu’elle doit vaincre. À partir de ce concept, il deviendra donc possible de définir pour la science une historicité qui lui soit propre ;
— celui du nouvel esprit scientifique, qui, devant ces obstacles, propose une mobilisation permanente de la pensée. Il préfère l’inquiétude de la recherche à la satisfaction de la découverte, et s’ingénie à susciter les objections qui vont l’obliger à se renouveler. Bachelard en date l’apparition de l’année qui a vu publier la théorie de la relativité par Einstein : à partir de 1905, après deux millénaires de géométrie euclidienne, après deux siècles de cosmologie newtonienne, des pensées vont se multiplier « dont une seule aurait suffi pour illustrer un siècle ».