Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Zurbarán (Francisco de) (suite)

La période qui suit est plus confuse, et à coup sûr moins heureuse. Zurbarán semble se remettre mal du choc que lui causent la mort de sa femme, en 1639, et les pénibles démêlés d’intérêt qui suivent avec sa fille aînée. D’autre part, les commandes monastiques se font plus rares : crise économique qui éprouve Séville, terrible peste de 1649 qui la dépeuple (elle emportera Juan de Zurbarán [1620-1649], brillant disciple et collaborateur de son père), apparition d’un nouvel astre, le jeune Murillo*. On ne peut dater des années 1640-1650 que peu d’ensembles (1644 : retable de l’église de la Caudelaria à Zafra, en Estrémadure). Mais Zurbarán — qui s’est remarié en 1644 avec une jeune veuve dont il aura vite plusieurs enfants — doit subvenir à l’entretien de sa nouvelle famille : il reconvertit son atelier vers une production coloniale (contrats et documents divers attestent ses rapports avec Lima et Buenos Aires) et industrialisée, offrant au choix des clients des cycles de saintes martyres, d’apôtres (Guatemala, Santo Domingo ; Lima, San Francisco), de fondateurs d’ordres, mais aussi de patriarches, de sibylles, voire de guerriers légendaires : grandes figures processionnelles, souvent dans des paysages, parfois directement inspirées de gravures italiennes et surtout flamandes. Dans ces séries — forcément très inégales, bien que nullement négligeables —, la part de Zurbarán, pour l’inspiration comme pour l’exécution, est difficile à discerner, d’autant que les disciples dont nous connaissons les noms (les frères Miguel et Francisco Polanco, Bernabé de Ayala, Francisco Cubrian, etc.) ne sont pas identifiables par des œuvres personnelles.

Mais ces palliatifs, en dépit du succès en Amérique, sont insuffisants. De nombreux documents attestent la gêne où se débat Zurbarán après 1650. Cet homme simple et droit, probe artisan sans grande culture, affectueux et timide, incapable de supporter la solitude, mais avant tout profondément croyant, accepte avec une résignation discrète l’épreuve imméritée. En 1658, il va tenter de nouveau sa chance à la Cour de Madrid. Mais, malgré l’appui de Vélasquez, son heure est passée. Il ne rencontre qu’indifférence et végète dans une pénurie qu’illustre cruellement son inventaire après décès.

Les tableaux, assez nombreux et souvent signés (à partir de 1653 : le Christ portant sa croix, cathédrale d’Orléans) des dix dernières années, en majorité de dimensions moyennes, semblent plutôt destinés à des chapelles ou à des oratoires aristocratiques. Plus intimes et contemplatifs que narratifs, ce sont des Vierges à l’Enfant, des Immaculées, des images de saint François en méditation, le regard perdu, ou debout, momifié dans le caveau d’Assise. Les courbes se font plus suaves, le modelé plus fondu, la couleur plus sourde. L’influence probable de Murillo, l’effort pour se mettre au goût du jour n’ôtent rien à la sincérité du sentiment, au charme mélancolique de ce crépuscule.


Solennel et candide, surnaturel et quotidien

On aurait tort de ne voir en Zurbarán que le peintre des moines espagnols. Il l’est certes : et malgré la dispersion de ses grands ensembles, victimes au xixe s. de l’invasion napoléonienne, puis des guerres carlistes, il reste le miroir incomparable de presque tous les ordres (et non d’un seul, comme le chartreux Sánchez* Cotán ou le bénédictin Fr. Juan Rizi), évoquant leur chronique à travers des portraits fortement individuels, pris sur le vif dans les cellules et les cloîtres. La diversité des habits, gris, noirs, bruns, blancs, lui fournit des accords puissants et subtils. Il traduit le « climat » propre à chacun — rusticité des Chartreux et des Franciscains, distinction affable des Dominicains ou des Hiéronymites —, mais aussi certaines constantes de types psychologiques (les dominateurs, les doux, les anxieux) ou d’attitudes spirituelles : absence d’emphase et sérénité, disponibilité au martyre comme au miracle, attente de la visite céleste (Saint Pierre crucifié chez saint Pierre Nolasque, Prado ; le Christ chez le père Salmerón, Guadalupe, etc.) qui baigne la vie quotidienne de solennité et de mystère.

Mais ce secteur monastique représente à peine la moitié de l’œuvre connu de Zurbarán, qui est aussi un évocateur, pathétique autant que discret, de la solitude du Christ dans la Passion (Sainte Face, Stockholm ; plusieurs Christ en croix : Séville, Prado, Ermitage, etc.), un puissant constructeur d’apôtres, de docteurs, de martyrs, d’une majesté tranquille. Il est surtout l’un des peintres les plus sensibles de la jeune femme et de l’enfant : et cela moins dans les images hiératiques de saintes aux lourdes parures que dans ces Immaculées adolescentes, fières et secrètes (Madrid, Prado, musée Cerralbo, etc.) qui font paraître fades celles de Murillo, ou ces « Enfances » de la Vierge et du Christ (la Vierge enfant endormie, Jerez ; l’Atelier de Nazareth, Cleveland), humbles scènes d’intérieur chargées de symboles et de présages. Enfin, Zurbarán « peintre des choses » est la grande découverte de notre temps. La conscience pleine d’amour avec laquelle il rend les pains, les fruits et les fleurs, les vanneries et les poteries, la vigueur expressive des volumes et des reflets, comme la sobriété et la rigueur de la composition donnent une grandeur religieuse aux morceaux de nature morte si nombreux dans ses tableaux, et plus encore à quelques bodegones, dont la Corbeille de fruits, avec tasse et citrons de l’ex-collection Contini de Florence (1633) est le plus célèbre.

Tel quel, avec ses grandeurs et ses limites, Zurbarán occupe une place à part dans l’art espagnol. Inégal, parfois maladroit quand un sujet ne l’inspire pas, inapte aux compositions savantes, dépourvu d’invention (mais marquant ses emprunts de sa griffe, qui les simplifie et les solennise), il incorpore à sa peinture des influences multiples : Dürer*, la Flandre maniériste et baroque, le ténébrisme caravagesque ; en Espagne, le tendre et mélancolique Morales*, et ceux qui ont appris le « maniérisme réformé » de l’Escorial avant d’évoluer vers le réalisme : le Sévillan Roelas*, le Tolédan Sánchez Cotán. Mais l’influence majeure semble celle de la sculpture polychrome en bois, surtout en la personne du Sévillan Montañés*, qui a si fortement marqué Zurbarán : reliefs cassants, figuration statique et monumentale, indifférence aux demi-teintes et à l’enveloppe atmosphérique, qui donnent parfois au réel une sorte d’irréalité magique. On comprend que, par rapport à ses contemporains Vélasquez et Cano*, Zurbarán fasse vers 1650 figure d’attardé, figé dans son univers raide et immuable. En revanche, la sensibilité d’une époque formée par Cézanne* et le cubisme* l’adopte sans effort. Ce monde épique, viril et candide, nourri de certitudes, qui associe sans effort le surnaturel au quotidien, vient rafraîchir notre âge aride. Il exprime en tout cas, mieux que les visions frémissantes et désincarnées du Greco*, cette Espagne rurale des plateaux, paisible et grave, qui est peut-être la plus profonde Espagne.

P. G.