Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Xenakis (Yannis) (suite)

Mais, à partir de 1953, date de son mariage avec Françoise Gargouïl (la romancière Françoise Xenakis), le compositeur, au terme de longues années de préparation et après maintes ébauches de jeunesse reniées et détruites, va s’affirmer puissamment. Son opus I, Metastasis (1954), pour orchestre, créé à Donaueschingen en 1955, marque une étape capitale de la musique d’aujourd’hui. D’emblée, seul de sa génération à cette époque, Xenakis prend ses distances vis-à-vis de la musique sérielle*, qu’il considère comme caduque et vouée à l’académisme. Cette même année 1955, il explique sa position dans un retentissant article publié dans les Gravesaner Blätter, revue publiée en Suisse par Hermann Scherchen (1891-1966). Ce dernier, chef d’orchestre illustre, a été le premier et le plus fidèle défenseur de Xenakis, mettant à sa disposition son studio électro-acoustique de Gravesano (Tessin) et dirigeant régulièrement ses œuvres. C’est grâce à lui que l’art de Xenakis s’est imposé d’abord en Allemagne, alors que la France se montrait plus réticente. En revanche, lorsque, au terme d’une bonne dizaine d’années de « traversée du désert », due à sa position d’isolé et d’indépendant face à la vague toute-puissante du sérialisme boulézien, telle qu’elle se manifestait au Domaine musical, Xenakis triompha enfin en France, l’Allemagne l’avait presque oublié : elle commence seulement à le redécouvrir !

On peut considérer les années 1954-55 comme le tournant décisif de la musique française d’aujourd’hui, celles qui virent naître Metastasis de Xenakis et le Marteau sans maître de Boulez*. Toute la jeune génération des compositeurs français a dû se définir par rapport à l’une et à l’autre de ces œuvres. Le rayonnement de Xenakis s’est affirmé à partir du début des années 60, lorsque l’hégémonie du sérialisme strict s’effondra, ainsi qu’il l’avait lui-même prévu. Dès lors, sa vie se confond avec son œuvre, forte à l’heure actuelle d’une cinquantaine de partitions de tous genres.

La pensée théorique de Xenakis, magistralement exposée dans son ouvrage Musiques formelles (1963), consiste à organiser selon des lois mathématiques les nuages ou les galaxies de sons qu’il substitue dès le départ au matériau sériel. Xenakis distingue ainsi dans son œuvre une musique stochastique (fondée sur les théories mathématiques des probabilités et des événements en chaîne), une musique stratégique (fondée sur la théorie des jeux), enfin une musique symbolique (fondée sur la théorie des ensembles et la logique mathématique). Il a été très tôt amené à élargir considérablement le domaine du son musical, utilisant les ressources inusitées des instruments (notamment le glissando) et faisant largement appel à l’électro-acoustique. Ses recherches, loin de celles des Viennois, se situent donc plutôt dans la descendance de Varèse*, dont il est peut-être l’héritier le plus authentique à l’heure actuelle. Lorsqu’il utilise l’orchestre, c’est pour démontrer qu’il est « capable de surclasser en sonorités nouvelles et en finesse les moyens électroniques qui prétendaient tout balayer ». Cet architecte a également poursuivi des recherches fécondes sur la spatialisation du phénomène musical, recherches qu’il partage avec d’autres maîtres de sa génération, comme Stockhausen*, mais où il les précéda fréquemment. Ses grandes œuvres orchestrales Terretektorh (1966) et Nomos Gamma (1967-68) disséminent les membres de l’orchestre symphonique parmi les auditeurs, créant ainsi un « cyclotron sonore », cependant que les six percussionnistes de Persephassa (1969) entourent le public d’un cercle de puissantes et mouvantes vagues sonores. Persépolis (1971) et les deux Polytopes (« lieux multiples »), celui de Montréal (1967) et surtout celui de Cluny (1972), sonorisent intégralement un lieu, faisant appel aux ressources combinées de l’électro-acoustique et des rayons lumineux (rayons lasers). Parallèlement, Xenakis continue à écrire pour l’orchestre, les voix, le piano, l’orgue et les autres moyens sonores traditionnels une musique qui, en dépit de ses bases structurelles philosophiques et mathématiques, en dépit de sa formalisation rigoureuse, se veut avant tout moyen de communication et parvient presque toujours à établir cette communication grâce à une inspiration d’une richesse, d’une grandeur et d’une puissance qui lui ont valu l’adhésion des plus vastes publics, particulièrement de la jeunesse. Sa musique tire sa force de ce qu’elle est fondée sur une pensée d’une absolue cohérence, et le paradoxe est que cette pensée ne soit pas, fondamentalement, une pensée musicale, mais donne cependant naissance à de la musique, indiscutablement. Même dans celles de ses œuvres qui font appel à l’assistance d’ordinateurs IBM (simples auxiliaires permettant au compositeur de gagner un temps précieux en définissant toutes les possibilités d’un matériau donné à partir du « programme » que le créateur lui confie et en lui permettant ensuite de choisir les mieux adaptées à son projet esthétique), même dans ses pages les plus « scientifiques », donc, « les calculs préalables s’oublient complètement à l’audition. Aucune cérébralité, aucune frénésie intellectuelle. Le résultat sonore est une agitation délicatement poétique ou violemment brutale, selon les cas » (O. Messiaen). Dans ses plus grandes pages, Xenakis retrouve même un souffle romantique qui fait de lui un digne héritier de Berlioz, comme lui « chevalier de l’aventure » musicale. Dans les bouleversantes Nuits pour 12 voix mixtes (1967), dédiées aux prisonniers politiques oubliés de tous les pays, dans Nomos Gamma, dont la formidable et menaçante progression conclusive est une véritable « marche contre les colonels », il se montre fidèle à l’engagement politique et progressiste de ses jeunes années, tandis que ses musiques de scène pour les Suppliantes ou l’Orestie d’Eschyle, d’une simplicité monumentale, le situent dans le grand héritage de l’humanisme grec millénaire. Parmi ses chefs-d’œuvre les plus indiscutables, on citera encore Eonta pour piano et cinq cuivres (1964), Synaphai pour piano et orchestre (1969) et le tout récent Gmeeoorh pour orgue (1974).