Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Woolf (Virginia)

Romancière, critique et essayiste anglaise (Londres 1882 - Lewes, Sussex, 1941).


Avec le siècle qui se lève éclate le corset victorien. Une atmosphère nouvelle baigne les mœurs, les arts et la pensée. Les « suffragettes » commencent à faire parler d’elles. Londres organise en 1910 une exposition postimpressionniste. Jung apparaît. Et Freud, dont on traduit The Interpretation of Dreams en 1913. Les jeunes auteurs refusent les voies suivies par leurs aînés, les Bennett, Galsworthy ou Wells. Descendants lointains d’un Sterne dont la vision et l’anticonformisme annoncent les leurs, Dorothy Richardson, T. S. Eliot ou Joyce et son exacte contemporaine Virginia Woolf s’installent dans un roman loin des critères du passé.


L’éclosion d’une phalène

Milieu, éducation, goûts, tout se conjugue pour fixer Virginia Woolf dans son destin de femme écrivain. Celle qui donnera un The Death of the Moth naît et grandit dans un milieu distingué, raffiné, intellectuel. Son père, sir Leslie Stephen, figure parmi les plus grands noms d’un certain courant de pensée libérale, agnostique, rationaliste et radicale de la fin du xixe s., s’occupant de nombreuses revues dont le Cornhill Magazine, éditant un Dictionary of National Biography (1882) et auteur de English Thought in the Eighteenth Century (1876-1881), A Agnostic’s Apology (1893) ou The English Utilitarians (1900). Cet homme épris des choses de l’esprit ne laisse à aucun autre le soin de l’éducation de ses enfants, Vanessa, Thoby, Virginia, Adrian. À Virginia surtout, orpheline de mère à treize ans, sujette à des dépressions, plus tard à l’origine de son suicide, à l’enfant fragile, il se consacre. En elle il éveille le goût de la lecture nourri aux richesses d’une bibliothèque familiale ouverte sans restriction à la fillette, et qu’atteste The Captain’s Death Bed and Other Essays (1950). À elle encore, il communique sa passion de l’intelligence. Et tandis que ses frères fréquentent Cambridge, Virginia, griffonnant déjà avec ardeur, entreprend cette exploration intérieure poursuivie toute sa vie durant jusque dans son journal, dont A Writer’s Diary, publié en 1953 par son mari, offre des extraits.


« Les choses les plus importantes, et de loin, que nous connaissions ou puissions connaître sont certains états de conscience qui peuvent être décrits en gros comme le plaisir des relations humaines et la satisfaction des objets de beauté. »

À l’éthique de G. E. Moore, Virginia Woolf souscrit profondément. L’auteur de Principia Ethica (1903), « fellow » à Cambridge, en effet, par sa philosophie — honnête, préoccupée de valeurs esthétiques et morales, en dehors de toute considération religieuse —, influence profondément le groupe qui, après la mort de sir Leslie Stephen (1904), va se former et se réunir régulièrement à Londres, jusqu’au-delà même de la Première Guerre mondiale, autour de Virginia, ses frères et sa sœur. Vanessa y trouvera son mari, Clive Bell, critique de peinture moderne, auteur de Proust et de Civilization (1928), et Virginia, Leonard Woolf, sociologue et journaliste, en 1912. Familiers également, Roger Fry, passionné de peinture française contemporaine, l’économiste J. M. Keynes, le mathématicien H. T. J. Northon, le musicien S. S. Turner et des écrivains comme T. S. Eliot, C. Isherwood ou Lytton Strachey, avec qui Virginia entretient une longue correspondance jusqu’à la mort de ce dernier (V. Woolf and G. L. Strachey : Letters, 1956). On pratique là une éthique raffinée. On y recherche la vérité, la beauté, les bonnes manières, l’humour. On y cultive la tolérance, l’honnêteté intellectuelle. On y honnit la pruderie à l’égal de la vulgarité, la brutalité comme la pompe, la superstition. On aspire à goûter au mieux la vie. En somme, un idéal fort ancien. Celui de l’« honnête homme ». Certains, comme D. H. Lawrence, s’agacent prodigieusement d’ailleurs au rituel de ce qu’ils considèrent comme l’esprit de caste et le narcissisme d’une assemblée d’esthètes coupés du monde. Il n’en demeure pas moins que le groupe de Bloomsbury issu des amitiés de Cambridge, où se consolident d’anciens liens et où s’en nouent de nouveaux, continue d’assurer à Virginia Woolf la pérennité de cette ambiance intellectuelle nécessaire à l’éclosion et à l’épanouissement de son génie.


The Common Reader

Dès 1905, V. Woolf s’adonne à la critique littéraire, ce qui n’exclura ni la rédaction de romans (le premier, The Voyage out, date de 1915), de nouvelles (The Haunted House and Other Stories, 1943), ou le lancement de la Hogarth Press (1917), plus intéressée par la qualité de l’œuvre que par le profit éventuel. Elle collabore à de nombreuses revues (Cornhill Magazine, Athenaeum, Fortnightly Review...). Mais la plus grande partie de sa production (219 articles sur quelque 291) paraît au long de plus de trente ans dans Times Literary Supplement. Elle-même en groupe l’essentiel dans The Common Reader (le Lecteur ordinaire, t. I, 1925 ; t. II, 1932) — d’après Samuel Johnson, dont elle adopte la philosophie : lire pour son plaisir, non pour être dogmatique —, auquel il convient d’ajouter A Room of One’s Own (1929), recueil d’essais édité également de son vivant. Le reste de cette œuvre s’inscrit dans les recueils d’essais posthumes (The Death of the Moth and Other Essays, 1942 ; Granite and Rainbow, 1948 ; The Moment and Other Essays, 1947 ; The Captain’s Death Bed and Other Essays, 1950). Virginia Woolf y couvre un large éventail de sujets et d’auteurs. Avec cependant une constante dominante : la délicatesse de sa critique. « Il existe beaucoup de raisons qui devraient nous empêcher de critiquer l’œuvre de contemporains, écrit-elle. À la difficulté évidente — la crainte de blesser — se joint aussi la difficulté de porter un jugement juste. » Elle ne s’en tient pas pour autant uniquement aux questions générales soulevées par la littérature (« How should One Read a Book ? ») ou au seul exercice d’apprécier l’universalité des Grecs et sait retrouver chez un Chaucer, Defoe ou Conrad les qualités de la vie et le chatoiement de l’œuvre d’un Homère. Son effort d’objectivité et sa mesure ne lui interdisent aucunement de ne pas se sentir en communion de pensée avec J. Joyce, dont l’Ulysses lui fait à la fois éprouver de l’émerveillement et de l’ennui. Surtout de l’ennui. Et pourtant de profondes affinités la lient à ceux qui s’efforcent de capter les mouvements fugitifs de l’âme, les étranges, les individualistes, les élisabéthains, Donne, Swift, Montaigne, Sterne, H. James, E. Bronte, De Quincey, Proust. Ceux qui traquent la vérité dans son essence la plus ondoyante, complexe, intérieure, individuelle. Admiratrice fidèle des romanciers russes (« Modern Fiction », « The Russian Point of View » dans The Common Reader I), elle reçoit à la Hogarth Press Tolstoï, Dostoïevski ou Gorki dans la traduction de S. Kotelinas, dont elle soutient l’effort avec son mari et K. Mansfield. Elle revient encore à la littérature à travers les problèmes de la femme. Problèmes de promotion éducationnelle qui la conduisent à lutter contre le mythe de la « fée du foyer » hérité du siècle précédent et obstacle à toute promotion féminine. Problèmes qu’elle agite dans Night and Day (1919) avec le personnage de Mary Datchet, type accompli du Women’s Suffrage Office, ou dans Three Guineas (1938), où elle défend pour ses sœurs le droit à l’égalité des salaires avec les hommes. Féministe de fait — sinon de terme, qu’elle déteste —, convaincue de la supériorité du sexe faible, elle s’intéresse tout particulièrement aux femmes écrivains (The Common Reader, The Death of the Moth, A Room of One’s Own). Elle exalte les pionnières, Fanny Burney, Harriet Martineau aussi bien que Mme de Sévigné ; Jane Austen, morte avant sa totale réalisation, mais « la plus parfaite artiste parmi les femmes » ; G. Eliot, dans le Middlemarch, de qui elle voit l’« un des quelques romans anglais écrits pour des adultes ». Les formes de l’art littéraire lui apparaissant comme des créations masculines pour des hommes, il s’impose aux femmes, estime-t-elle, de découvrir un mode d’expression adapté à leur nature et à leurs besoins. Elle rêve d’un esprit « androgyne » possédant les qualités masculines de rationalisme et d’action et féminines d’intuition et de réflexion. Ainsi, selon elle, s’accomplirait l’art de la création.