Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Wolfe (Thomas Clayton) (suite)

Malgré ses succès universitaires, il se sent aussi seul que son héros, Eugene Gant. Son physique même l’isole. Ce géant de près de deux mètres, maigre, exalté, travaille déjà quinze heures par jour, surtout la nuit. Il boit des litres de café, écrit inlassablement sur de gros registres posés sur un réfrigérateur faute de bureau à sa taille. « Je mange, parle, écris et fais tout à l’excès », dit-il de lui-même. Ce grand lyrique solitaire, qui ne trouve jamais un lit, une table ou un vêtement à sa taille se sent rejeté, se construit une légende et va s’enfermer dans son personnage.

En 1920, après avoir réussi sa licence en Caroline, il s’inscrit à Harvard, suit les cours de littérature de George P. Baker (Hatcher), compose sa première vraie pièce (The Mountains), jouée en 1921, puis Welcome to Our City (1923), pièce satirique sur Asheville, déjà baptisée Altamont, ville du Sud où un aristocrate blanc veut reprendre son domaine à un Noir. La même année 1923, il écrit Mannerhouse, pièce inspirée par O’Neill et Rostand, moins remarquable par son thème, le déclin d’une famille sudiste, que parce qu’elle préfigure le personnage d’Eugene Gant. Ce séjour à Harvard est minutieusement décrit dans le second volume de l’autobiographie, Of Time and the River, qui relate aussi son séjour en Europe et ses débuts d’assistant de littérature à l’université de New York. Enseignant le jour, il écrit la nuit dans son studio désordonné de Brooklyn, ou erre dans la ville nocturne qui est l’un des leitmotive de son œuvre. Wolfe a particulièrement bien saisi l’espace américain et sa solitude.

En 1925, il s’éprend d’Aline Bernstein (Esther Jack), mariée et de dix-huit ans son aînée, décoratrice de théâtre qui le pousse à écrire et sera pendant cinq ans son maternel manager. Pendant trois ans, il écrit nuit et jour, dans une sorte de transe, comme il le raconte dans The Story of a Novel (l’Histoire d’un roman, 1936). Des « millions de mots jaillissent de lui comme un torrent ou volcan » et s’accumulent dans les gros registres qu’il empile dans une malle. Thomas Wolfe n’a pas comme Hemingway le souci flaubertien du mot juste. Lyrique instinctif, il ne connaît que l’abondance indisciplinée d’une inspiration sauvage. Dans son effort pour embrasser la totalité de son expérience, il ne craint ni l’excès de mots, ni les répétitions passionnées, ni la connotation et le pullulement d’adjectifs, ni même les emprunts et les pastiches.

Un éditeur, Maxwell E. Perkins, lit ce brouillon sauvage en 1929, croit en son génie (« En le voyant, je pensais à Shelley », écrit-il) et décide de tirer un roman de ce monument à l’état brut. La collaboration de Perkins et de Wolfe tire du manuscrit-fleuve un roman, Look Homeward, Angel (1929) [Aux sources du fleuve ; Que l’ange regarde de ce côté]. La critique est favorable, mais les habitants de Asheville et la famille Wolfe, mis au pilori, réagissent violemment contre cette peinture de leur ville.

Le livre est autobiographique dans les moindres détails : le métier du père, la famille, la mort du frère, l’école, la pension de famille, les amours de jeunesse. Mais il dépasse la simple dimension autobiographique. « Le sujet du livre, écrit-il à sa mère en excuse, c’est que nous naissons seuls, vivons seuls, mourons seuls, et que nous sommes étrangers les uns aux autres, et ne nous connaissons jamais. » En fait, selon un thème romantique et platonicien, c’est un « roman de la vie secrète » (« A Story of the Buried Life », comme le précise le sous-titre) : l’effort central, c’est la volonté d’Eugene Gant de préserver sa vie secrète, cette solitude créatrice, contre sa famille, l’école et la société. Le titre, emprunté à un vers du Lycidas de Milton, invite l’ange, symbole de la création artistique, à ne pas se laisser détourner de sa vocation. Autour de l’ange et des symboles de la feuille (la mort), de la porte et de la montagne (l’évasion), du train, s’ordonnent les éléments d’une symbolique qui donne à cette prose ample non seulement un rythme, mais une dimension poétique. De plus, ce premier roman, le mieux réussi, autant qu’une quête de soi, est déjà une quête de l’Amérique, que les suivants poursuivront : « La terre américaine, rude, infinie, innombrable, puissante. » Si le thème central, la révolte d’un jeune homme contre sa province, rappelle les œuvres de Sherwood Anderson ou de Sinclair Lewis — qui salue ce premier roman dans son discours de prix Nobel —, le livre a une qualité lyrique et poétique rare, presque unique dans la littérature américaine si l’on excepte Melville et Whitman.

En mai 1930, Wolfe reçoit une bourse Guggenheim, voyage en Europe, rencontre Fitzgerald. Conscient que l’écriture est son seul remède contre la folie, il s’installe à Brooklyn et reprend son écriture torrentielle, accumulant des milliers de pages sans chronologie suivie, qu’il livre à son éditeur. En 1933, Perkins, à qui le livre est dédié, décide que ce second roman est achevé. Of Time and the River (Au fil du temps, 1935) est la suite autobiographique de Look Homeward, Angel, couvrant les années 1920-1925 de Wolfe, son séjour à Harvard, son voyage en Europe, sa rencontre avec Aline. Conçu comme un Bildungsroman, le livre est décrit par Wolfe comme la « quête d’un père », thème joycien qui recoupe celui de la quête de la réalité. À la manière de l’Ulysses de Joyce, les huit sections du livre utilisent successivement des personnages mythiques auxquels s’identifie Eugene : Oreste, Faust, Télémaque, Protée, Jason, Antée, Kronos et Faust enfin en quête de son Hélène. Ainsi chaque épisode autobiographique trouve sa signification mythique, et l’ensemble donne à l’œuvre une dimension épique.

Irrité par les critiques qui l’accusent de n’être capable que d’autobiographie lyrique, frappé par les reproches de sa famille, Wolfe, dans son troisième roman, liquide Eugene Gant et le remplace par Monk Webber. Retardé par des voyages en Europe et la publication de nouvelles (From Death to Morning, 1935), le livre n’est terminé qu’en mai 1938. Malgré l’affirmation de Wolfe qu’il s’agit d’un « tournant radical, artistique et spirituel », Monk Webber, élevé par la famille Joyner, n’est qu’un nouvel avatar d’Eugene Wolfe. C’est une fois de plus un roman d’apprentissage, le « conflit d’un jeune homme sensible contre sa famille, sa ville et le monde qui l’entoure ». Dans ce troisième volet, The Web and the Rock (la Toile et le roc, 1939), la toile, c’est le réseau qui enchaîne le jeune homme au passé, et le roc, c’est New York, la ville lumière de son ambition. Une fois de plus, tout est autobiographique dans ce livre déchiré entre deux pôles. Mais le livre est moins réussi. Probablement parce qu’il ne fut jamais relu. Épuisé par le surmenage, le travail nocturne, les excès d’alcool et de tabac, Wolfe est hospitalisé et opéré en juillet 1938. La tuberculose s’étend au cerveau. Il meurt le 15 septembre 1938. Perkins, nommé exécuteur testamentaire, fait publier The Web and the Rock en 1939.