Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
W

Wilde (Oscar Fingall O’Flahertie Wills) (suite)

« La joie de vivre... voilà la base de l’art. »

Art de vivre et art d’écrire se confondent chez Wilde dans l’insolence et le raffinement. Il sacre roi l’égotisme « si nécessaire au sens exact de la dignité humaine » et ne reconnaît pour doctrine qu’un hédonisme aussi loin de l’« ascétisme qui mortifie les sens » que du « vulgaire libertinage qui les hébète ». Comme son héros, lord Henry, il ne boit qu’à une seule source, celle de la vie. « Vivez ! vivez la vie merveilleuse que vous portez en vous ! Que rien de votre être ne se perde. » Déjà le Th. Gautier de Mademoiselle de Maupin proclame : « Mon corps rebelle ne veut point reconnaître la suprématie de l’âme et ma chair n’entend point qu’on la mortifie. » Huysmans lui aussi (À rebours) souligne l’importance du corps, de ses désirs et de ses plaisirs, ce que lord Henry exprime par : « Tout désir que nous cherchons à étouffer couve en notre esprit et nous empoisonne. Que le corps pèche une bonne fois et c’en est fait de son péché. » Ce cyrénaïsme abat tous les interdits, ouvre à la curiosité cérébrale des horizons infinis, justifie tous les raffinements et toutes les expériences. Il n’empêche qu’à propos des Confessions of a Youg Man (1888), où l’auteur affirme : « Tout ce qui est pervers me fascine » (pervers un terme bien wildien), Wilde prononce un verdict sans indulgence contre George Moore, accusé « de conduire le lecteur aux latrines et de fermer la porte ». S’il apprécie le Jardin des supplices (1898) d’Octave Mirbeau, il constate pourtant : « [...] C’est tout à fait horrifiant : une joie « sadique » dans les spasmes de la douleur, cela me révolte à l’extrême. » Et de l’illustrateur de la première édition anglaise de sa Salomé (1894), Aubrey Vincent Beardsley, prince de la « décadence », dessinateur à l’inquiétant et pervers univers, il juge que les dessins « ressemblent aux gribouillis polissons qu’un écolier précoce trace dans les marges de son cahier ». Ceux-là, sans doute, appartiennent à cette catégorie d’hommes incapables d’arracher les sens à « leur animalité sauvage » pour en faire, selon les paroles de Dorian Gray, « les éléments d’une spiritualité nouvelle, ayant pour trait dominant une sûre divination de la beauté ».


« La beauté est une des formes du génie. Que dis-je ? Elle surpasse même le génie, n’ayant pas comme lui à se démontrer. Elle est une des réalités suprêmes de ce monde... La beauté ne se discute pas. Elle règne de droit divin. »

La beauté depuis Keats voit grossir les rangs de ses chevaliers. Gautier, Baudelaire, Swinburne, les préraphaélites et Rossetti, Ruskin, Pater... lui prêtent allégeance. Mais chacun la pare du visage de ses propres rêves. Certains avec Ruskin la voudraient morale, humanitaire. Donc utile. Par contre, Swinburne la refuse sous ces traits. Il suit en cela Th. Gautier, qui dit dans la préface de Mademoiselle de Maupin : « Il n’y a de vraiment beau que ce qui ne peut servir à rien ; tout ce qui est utile est laid. » Et Pater complète : il suffit de « se borner à connaître de près les belles choses et de s’en nourrir en exquis amateurs, en humanistes accomplis » (The Renaissance, 1873). Ainsi naît le « mouvement esthétique ». Pour Wilde, il faut chercher partout. Chaque parcelle compte. Et d’abord celle qui charme le regard : un intérieur, des meubles, la mise... Même la pompe colorée de la religion. Et bien sûr la beauté du corps. Avec, en corollaire, l’horreur de la vieillesse. Donc de la laideur. De la laideur en général. Il en partage le dégoût avec Ruskin, ou Huysmans. Lord Henry remarque avec nostalgie que « le péché est [...] la seule note de couleur vive qui subsiste dans la vie moderne », opinion corroborée par Pierre Louÿs, ami de Wilde, correcteur de la version française de Salomé, qui lui est dédiée, et qui écrit dans la préface d’Aphrodite (1896) : « Hélas ! le monde moderne succombe sous un envahissement de la laideur. » Lui aussi milite pour le retour à la « beauté originelle ». Mais l’attitude de Wilde se révèle autrement cérébralisée et abstraite, plus sophistiquée, dirait-on, puisque, selon Dorian Gray, « [...] le Mal n’était plus à ses yeux qu’un moyen de réaliser sa conception de la beauté ». Au-dessus des sphères vulgaires ou misérables, dans les sphères vénéneuses, morbides, luxueuses et étranges des fantasmes de son cerveau, là, il bâtit le temple inquiétant de sa déesse. Celle-là qu’honoreront jusqu’à s’en détruire les « décadents », les William Rolfe, A. V. Beardsley, Arthur Symons, Max Beerbohm, les écrivains et artistes du « Rhymers’ Club », du Yellow Book ou de The Savoy.


« Tout art est complètement inutile. »

À une beauté puisant sa fin en soi convient parfaitement la doctrine de l’art pour l’art. Wilde y souscrit sans réserve. Les cinq essais de Intentions (1891) [The Decay of Lying ; Pen, Pencil and Poison ; The Critic Artist, en deux parties, et The Truth of Masks, sur la mise en scène shakespearienne], et en particulier le premier — sous forme de dialogue, comme le troisième et le quatrième —, fournissent d’intéressantes échappées sur les horizons de l’art selon Wilde. Dans ce style brillant qui caractérise sa manière, il blâme la course au réalisme, aussi bien chez R. L. Stevenson, H. James que chez Maupassant et Zola, au « réalisme sans imagination » qu’il oppose à la « réalité imaginative » de l’œuvre d’un Balzac. On entrevoit ici ce qui le sépare également d’un Dickens. D’ailleurs, il dénie au public le droit de peser sur l’orientation de l’art. « Le public s’imagine — écrit-il —, parce qu’il s’intéresse aux choses qui le touchent de près, que l’art doit y trouver un intérêt égal et les prendre pour sujet. » D’où son peu d’inclination pour les écrits à caractère « social » : quelques articles, un conte et une pièce ratée (« The Soul of Man under Socialism », 1891 ; « The Young King » ; lettres sur les abus et la réforme des prisons et Vera, or The Nihilists [1883], où le décor russe n’empêche pas les « nihilistes » bavards et leurs théories de sécréter l’ennui). En vérité, la véritable école d’art ne se situe pas dans la copie de la vie, mais dans l’art lui-même, ce que les « doctrines de l’esthétique nouvelle » explicitent en trois points. Ils établissent d’une part la réalité intrinsèque de l’art ; d’autre part, son indépendance à l’égard du contingent et enfin sa prééminence sur la vie. Pour Wilde, le processus artistique « débute par un embellissement abstrait, un travail purement imaginatif et agréable appliqué à ce qui est réel et non existant [l’Art], se montre pour les faits d’une indifférence absolue, invente, imagine, rêve et garde entre lui et la réalité l’impénétrable barrière du beau style, de la méthode décorative ou idéale ».