Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
W

Whitman (Walt) (suite)

Quant à l’homosexualité même, elle alimente une théorie de la « camaraderie » et de la « pédagogie » qui est le fondement de son inspiration démocratique. Mais, malgré les efforts de certains critiques engagés, on ne trouve pas de programme politique chez Whitman. En revanche, d’emblée il associe, dès le deuxième vers, au moi, « le mot démocratique, le mot en-masse ». Avec une naïveté hugolienne, il se veut poète des masses, prophète d’une nouvelle fraternité. Il chante la démocratie, la liberté et l’égalité. Il est sûr de leur victoire finale. Mais il n’en ignore pas les crises :
Grands sont les effondrements, les affres, les triomphes, les chutes de la démocratie.
Il est conscient des risques de nivellement par la démocratie. Il les prévient par une sorte de « personnalisme », par un culte des grands hommes comme Lincoln, qui sont les « héros » carlyliens. Il les prévient surtout par un anarchisme libertaire qui prêche la résistance à la manière de H. Thoreau* : « Résistez beaucoup, obéissez peu. » Sa confiance dans l’avenir de la république démocratique s’accompagne d’une foi assez naïve dans le progrès, la science et l’industrie. Il y a du positivisme chez ce romantique qui s’écrie :
Hourra pour la science positive ! Vive la démonstration exacte !
et qui écrit un poème « À une locomotive en hiver ».

Cette conception du poète comme médiateur entre le peuple et le grand tout débouche sur une esthétique. Exclusivement lyrique, Whitman, en se chantant, chante le tout. Son émerveillement devant le cosmos est dévoilement et déchiffrement de l’esprit cosmique, par cet « esemplastic power » d’imagination poétique que décrit S. T. Coleridge. Cet « esprit cosmique » alimente toute l’œuvre, qui est une sorte d’inventaire du monde perçu par une sensibilité médiatrice qui a la faculté d’unifier :
Je ne ferai pas de poèmes ayant trait aux parties,
Mais je ferai des poèmes, des chants, des pensées ayant trait à l’ensemble.
Chez Whitman, la partie est inséparable du tout, et chaque chose est miraculeuse et médiatrice. L’objet le plus simple, scarabée ou brin d’herbe, est une épiphanie. En romantique, il démocratise par là même les sujets, les plus humbles, les plus quotidiens ayant cette même vertu mystique de révélation.

Cette esthétique implique une poétique et une stylistique nouvelles, selon la formule romantique « plus de mots nobles, plus de mots roturiers ». Pour frapper le lecteur et réhabiliter le quotidien, Whitman adopte un style nouveau, où les banalités côtoient les envolées lyriques, où le prosaïque et le mystique se mêlent. Emerson l’a bien décrit quand il dit que Leaves of Grass est « un étonnant mélange du Bhagavad-Gītā et du New York Herald ». L’habitude du journalisme l’a préparé aux évocations concrètes rapides, mais aussi au relâchement, à l’enflure, au goût des néologismes à la mode, voire de l’argot. La connotation chez lui est un peu trop forte, tout étant qualifié par une sensibilité parfois envahissante, que sa formation d’autodidacte aggrave souvent. Dans son effort pour déchiffrer les « hiéroglyphes » et les épiphanies, il précède assez pesamment les symbolistes. Quand l’équilibre du visible et de l’invisible est sauvegardé, il peut être excellent, surtout dans l’évocation des choses simples. Mais il échoue quand le didactisme pédant l’emporte.

Son autodidactisme, on le retrouve dans son goût des archaïsmes, qui lui semblent poétiques et qu’il associe fréquemment avec des néologismes, dans un effet frappant de contraste. Dans son souci de modernisme, il emploie des mots techniques : le « forceps obstétrical », le vocabulaire du magnétisme, de l’électricité et de la phrénologie. Il a le mérite d’arracher la poésie américaine à la dictature anglaise en utilisant beaucoup d’« américanismes ». L’œcuménisme de son inspiration lui fait emprunter des mots étrangers, italiens et liés à la tradition de l’opéra, ou américains et français et liés à la tradition révolutionnaire : « en-masse », « allons », « libertad ». Il y a une griserie des mots chez Whitman, car, selon une théorie linguistique dérivée d’Emerson et d’origine magique, nommer c’est citer à paraître et donc faire surgir. Les mots constituent ainsi une sorte d’inventaire magique de la création, qu’il convie à se révéler.

Le plus surprenant chez Whitman, pour les contemporains, ce fut la prosodie : vers très libres, longs versets sans enjambements, où les rythmes traditionnels et la musique sont sacrifiés au sens dans ce qui ressemble souvent à des poèmes en prose. En prosodie aussi, Whitman est un original qui refuse les conventions. Pionnier en tout, il a bâti dans la solitude une œuvre unique, à son image, pleine de contradictions et de naïvetés, mais profondément authentique et dans la confession et dans sa quête d’un Dieu plus proche, d’une société plus fraternelle, d’un homme plus libre et plus heureux. Et il choisit, pour être compris, une langue et une prosodie nouvelles. Ezra Pound, si différent, voit en Whitman le « premier grand homme qui écrivit dans la langue de son peuple ». En ce sens, Walt Whitman est à la fois paradoxalement le plus original et le plus caractéristique des écrivains américains.

J. C.

 N. Arvin, Whitman (New York, 1938 ; nouv. éd., 1969). / G. W. Allen, Walt Whitman Handbook (Chicago, 1946) ; A Reader’s Guide to Walt Whitman (New York, 1970). / R. Asselineau, l’Évolution de Walt Whitman (Didier, 1954). / G. Dutton, Walt Whitman (Édimbourg, 1961). / H. W. Waskow, Whitman : Explorations in Form (Chicago, 1966). / E. H. Miller, Walt Whitman’s Poetry : a Psychological Journey (New York, 1968).

Widor (Charles Marie)

Organiste et compositeur français (Lyon 1844 - Paris 1937).


Il appartient à une famille de musiciens pour laquelle l’orgue occupe une place de choix. Son grand-père, Jean Widor, facteur d’orgues, travaille au service des meilleurs organiers français des quarante premières années du xixe s., ces Callinet d’Alsace qui avaient élu domicile à Rouffach. Son père, François Charles Widor, fait chanter pendant quarante-deux ans l’instrument de l’église Saint-François de Lyon : il est l’initiateur de celui qui, dès l’âge de onze ans, le remplace régulièrement à la tribune de l’église lyonnaise.