Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Whitman (Walt) (suite)

Ces années 1849-1855, où il écrit les premiers poèmes, qui seront réunis dans la première édition de Feuilles d’herbe en 1855, sont assez mystérieuses. En fait, Whitman lui-même est mystérieux, et s’en flatte :
Tu ne comprendras ni ces feuilles ni moi,
Au moment même où tu croiras m’avoir saisi, je t’échapperai
Attention : Tu vois, je t’ai déjà échappé.
Ce mystère, que Whitman cache derrière tant de masques, on l’attribue le plus souvent à son homosexualité latente, qui ne s’est peut-être jamais traduite dans les actes, mais s’exprime nettement dans certains poèmes de Calamus, qui lui ont valu l’accusation d’« obscénité », tant il y parle de son corps, de son amour des hommes et évoque même les joies de la masturbation. Elle s’exprime surtout dans le panthéisme sexuel de l’œuvre, ce frémissement physique qui parcourt l’œuvre et attire le poète vers les gens, les hommes et les choses. Mais le mystère, c’est aussi celui d’un autodidacte qui mêle en ces années de formation bien des influences : la phrénologie à la mode, le romantisme, le radicalisme, la philosophie allemande, l’idéalisme carlylien, la littérature orientale, en particulier les Mille et Une Nuits. C’est surtout l’influence du transcendantalisme d’Emerson* qui le marque. L’œuvre poétique en genèse rassemble des éléments innombrables, parfois contradictoires, qui sont autant de masques. En marge d’une note de Keats « un poète n’a pas d’identité », Whitman remarque : « Le grand poète absorbe l’expérience et l’identité des autres, et les perçoit à travers la grande presse de lui-même. » De ces années de genèse de l’œuvre, il note encore : « Je fermentais, fermentais, fermentais ; Emerson me fit faire la percée. »


« C’est l’homme moderne que je chante. »

Le 4 juillet 1855 paraissait à compte d’auteur la première édition de Feuilles d’herbe, un petit volume de 95 pages, précédées d’une préface de 9 pages, sans nom d’auteur, avec le portrait de l’auteur en chemise rouge sous un grand feutre. Très peu de gens l’achetèrent, peu de critiques en parlèrent, sinon Dana, et Whitman lui-même sans vergogne. Mais le grand encouragement fut Emerson, qui distingua immédiatement le génie de Whitman et lui écrivit : « C’est le plus extraordinaire morceau d’intelligence et de sagesse que l’Amérique ait encore produit. J’ai pris la plus grande joie à le lire. Je vous salue au début d’une grande carrière... » La préface contient le meilleur exposé du credo whitmanien : « Voici ce que tu feras : aime la terre, le soleil et les animaux, méprise les richesses, fais l’aumône à qui la demande, consacre ton argent et ton travail aux autres, hais les tyrans, ne discute pas de Dieu, aie patience et indulgence pour les autres [...], réexamine tout ce que tu as appris à l’école ou à l’église ou dans les livres et rejette tout ce qui insulte ton âme. Alors ta chair deviendra un grand poème et aura la plus belle éloquence, pas seulement dans ses mots, mais dans les plis de tes lèvres et de ton visage et jusque dans les mouvements de ton corps. »

On retrouve ici les principales forces de la pensée de Whitman : la charité, l’humanisme, l’esprit critique, l’anarchisme, le refus de distinguer l’âme et le corps chez celui qui se déclare :
Je suis le poète du Corps et je suis le poète de l’Âme
Je suis le poète de la femme tout autant que de l’homme,
Je chante le chant de l’expansion ou de l’orgueil,
Nous en avons assez des courbettes et des supplications.
L’anarchisme religieux est ici perceptible, ainsi que la conviction que le poète parle au nom des simples et des illettrés. Le grand thème romantique des Leaves of Grass, c’est cette volonté keatsienne d’« absorber l’identité et l’expérience des autres en soi » et de parler de soi au nom des autres : le je s’affirme dans tous les poèmes et, singulièrement, dès la première édition, dans le « Chant de moi-même ». Cela implique des contradictions, dont Whitman est conscient :
Est-ce que je me contredis ?
Très bien donc, je me contredis.
Je suis vaste, je contiens des multitudes.
De là vient l’immensité, la puissante vitalité de celui qui chante tout à travers lui-même comme il dit dans la « Dédicace » :
Je chante le soi-même, une simple personne,
Pourtant je prononce le mot démocratique, le mot en-masse.
Je chante la physiologie de la tête au pied,
La physionomie seule ou le cerveau seul ne sont pas dignes de la Muse ;
Je maintiens que le corps entier en est plus digne.
Je chante la femme à l’égal de l’homme.
C’est la vie dans l’immensité de sa passion, de sa force et de sa puissance
Joyeuse, formée pour la libre action par les lois divines
C’est l’homme moderne que je chante.
« Ceci n’est pas un livre, ajoute-t-il. Qui touche ceci touche un homme » :
Walt Whitman, un Américain, un dur, un cosmos,
Turbulent, bien en chair et sensuel, mangeant, buvant, procréant
Pas un sentimental, pas planté au-dessus des hommes et des femmes
Ni à l’écart d’eux.
Ni intellectuel, ni gentleman, il fait de sa vigueur physique le signe de sa pureté prolétarienne. Mais il ne faut pas s’y tromper : cette exhibition de simplicité et de santé n’est pas tout Whitman. L’extraverti dynamique et exubérant cache un trouble secret qui lui fait écrire :
Sceptiques, découragés, mornes, isolés,
Frivoles, moroses, mélancoliques, irrités, tourmentés, athées,
Je connais chacun de vous, je connais cette mer de tourments, de doute, de désespoir et d’incroyance.
La puissance, l’optimisme agressif, la sensualité même des poèmes cachent les dépressions causées par le Mal et les tentations ambiguës de la chair. Les neuf éditions successives des Feuilles, chaque fois enrichies, semblent marquer, à chaque fois, l’issue triomphante d’une crise dépressive. Ni prophète ni paillard, Whitman est un lutteur d’abord qui se bat contre soi, une sorte de « Whitman Agonistes » miltonien.

Dès la deuxième édition (1856), il se sent le poète de l’Amérique, le prophète d’un nouvel évangile émancipant les hommes des clercs, des politiciens, de la morale refoulante, un porte-parole du peuple. Mais pourtant le peuple ne le reconnaît pas et, pauvre et solitaire, il doit admettre qu’il y a en lui « quelque chose de furtif ». Et il ajoute à la troisième édition (1860) les très troubles et sensuels poèmes de « Enfants d’Adam » (« Children of Adam ») qu’Emerson lui a demandé de ne pas publier. Mais cette exaltation de l’étreinte dissimule en fait une grande difficulté à entrer en contact. Whitman est un solitaire.