Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Weber (Max) (suite)

Il reste cependant à comprendre l’action proprement sociale. C’est peut-être l’originalité la plus paradoxale de Weber que d’avoir voulu construire la sociologie sur l’individu, le fait social avec le fait individuel, ce qu’il fait en toute netteté et conscience. Il n’y a rien de plus étranger à Weber que l’idée que la société pourrait constituer une entité sui generis. Pour lui, l’élément caractéristique de l’activité sociale « réside dans la relation significative de l’activité d’un individu à celle d’autrui. La simple similitude du comportement d’une pluralité d’individus ne suffit donc pas, ni non plus n’importe quelle espèce d’action réciproque. Ni en fait l’imitation purement comme telle ». La société apparaît ainsi finalement comme un système d’actions ou encore comme un système de significations.

• Science de la compréhension, la sociologie s’intéresse donc explicitement au comportement vécu des acteurs sociaux : il s’agit de comprendre les hommes tels qu’ils ont été, tels qu’ils ont agi et pensé. Mais ce n’est pas que la sociologie s’en tienne là. Car, au-delà de ce qui, dans un comportement, est susceptible d’être interprété en termes de rationalité, il y a tout ce qui est susceptible de provoquer des effets intelligibles, mais pas nécessairement conscients ; il y a ce que l’acteur croit faire et il y a ce qu’il fait. On ne s’étonnera donc pas de voir Weber se mettre à l’école de Nietzsche, de Freud ou de Marx. La sociologie est à son plus haut niveau la reconstitution de la logique sous-jacente des phénomènes sociaux ; elle trouve son point de départ dans les actions vécues des hommes, dont il faut retrouver le sens, mais elle s’attache à retrouver comment ces actions, au-delà de la conscience des acteurs, tissent la trame d’un devenir qu’ils ignorent. L’homme est comme une taupe dans l’histoire, disait déjà Hegel. À ce compte, Weber est bien de ceux qui, en dernière analyse, estiment que l’homme ne sait pas ce qu’il fait — de sorte que c’est la tâche spécifique du sociologue que d’être l’accoucheur des sociétés et de pratiquer sur elles cette étrange et toute nouvelle maïeutique.

C’est à ce titre qu’il prône la construction de ce qu’il appelle des types idéaux. C’est le plus rationnel qui contribue à la compréhension du moins rationnel, le plus intelligible qui autorise, ne serait-ce qu’en permettant de déterminer l’écart, à comprendre le moins intelligible. Le type idéal n’est autre que cet instrument de recherche, qui est encore comme un lointain écho du kantisme : l’ordre n’est pas dans les choses ; c’est l’esprit qui l’y met. Il n’y a pas de faits sociaux, il n’y a que des interprétations sociologiques. Et il ne peut y avoir d’autres généralisations, d’autre science du général, que l’élaboration des types les plus généraux à partir de types particuliers ou plus concrets. C’est ainsi que l’expérience du sociologue lui permet de construire ces concepts généraux et abstraits que sont par exemple les types de l’action sociale (action rationnelle par rapport à un but, action rationnelle par rapport à une valeur, action affective, action traditionnelle) ou les types de domination politique (charismatique, traditionnelle, rationnelle-légale). Il n’y a pas de loi en sociologie, il n’y a que des types d’action sociale.

• Enfin, on ne s’étonnera pas que cette science de l’action individuelle soit une science historique ou une science dont le lien à l’histoire est extrêmement étroit. Toute action humaine est, d’une certaine manière, unique — et ce n’est pas une des moindres originalités de Weber que d’avoir voulu constituer la science de l’unique. Et qu’est-ce que l’histoire, sinon une collection d’éléments uniques ? L’histoire fournit ses matériaux à la sociologie — et l’histoire est cela même que la sociologie doit comprendre.

C’est ainsi que la sociologie webérienne va se développer en deux directions essentielles.

Weber, nostalgique de la politique, a d’abord donné à la sociologie politique un certain nombre de ses concepts essentiels, sur lesquels elle continue à vivre et à prospérer, comme les concepts de bureaucratie, de type de domination, qui comptent parmi les concepts webériens les plus célèbres.

Sociologue de sa société, Weber y voit d’autre part surtout une société où les rapports humains sont de plus en plus rationalisés, rationalisation qui correspond tant à une domination de l’économie, activité rationnelle par excellence, qu’à un désenchantement du monde, c’est-à-dire à un dépérissement de la tradition, incarné particulièrement par la religion. Et c’est pourquoi l’essentiel des recherches webériennes est orienté vers l’étude des rapports entre styles d’activité économique et conceptions religieuses. Ainsi Weber a-t-il montré que l’esprit d’ascétisme développé par le puritanisme calviniste favorisait étrangement la recherche purement ascétique du rendement et du profit qui caractérise le développement économique. Prophète de son temps, il retrouve à sa manière la question de tous les sociologues modernes : la société industrielle peut-elle ériger l’industrie en fin suprême des actions humaines ?

C. P.

 R. Aron, la Sociologie allemande contemporaine (Alcan, 1936 ; nouv. éd., P. U. F., 1950) ; les Étapes de la pensée sociologique (Gallimard, 1967). / M. Weinreich, Max Weber, l’homme et le savant (Vrin, 1938). / R. Bendix, Max Weber : an Intellectual Portrait (New York, 1960). / J. Grosclaude, la Sociologie juridique de Max Weber (Université de Strasbourg, 1961). / J. Freund, la Sociologie de Max Weber (P. U. F., 1966) ; Max Weber (P. U. F., 1969). / J. A. Prades, la Sociologie de la religion chez Max Weber (Nauwelaerts, Louvain, 1967). / L. Cavalli, Max Weber : religione e società (Bologne, 1968). / M. Weyembergh, le Volontarisme rationnel de Max Weber (Palais des Académies, Bruxelles, 1972).