Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Watteau (Antoine) (suite)

Un accident dans l’histoire de l’art

Watteau est en son temps un phénomène isolé qui ne connaîtra jamais que des imitateurs peu originaux : Nicolas Lancret (v. 1690-1743), Jean-Baptiste Pater (1695-1736), de Valenciennes lui aussi. S’il s’écarte des voies de la peinture de son siècle — encore qu’un La Fosse, dans ses dessins et dans ses tableaux, un C. A. Coypel, voire un Nicolas Vleughels (1668-1737) ou un Paul Ponce Antoine Robert (1686-1733) aient des tempéraments voisins —, sa peinture est le produit d’une très grande culture, non pas historique et littéraire comme l’était celle de Poussin*, mais visuelle, acquise chez Crozat ou chez Mariette au contact de l’œuvre peint et dessiné des plus grands maîtres. Au premier plan de ces derniers, Rubens. Watteau lui empreinte aussi bien des thèmes (les Bergers) que des motifs isolés (chien s’épuçant au premier plan de l’Enseigne, repris du Couronnement de Marie de Médicis), le goût des paysages dorés par l’automne et, bien sûr, la couleur. Lorsqu’il parvient à la maîtrise de son art, la vieille querelle qui opposait à l’Académie poussinistes et rubénistes, tenants du dessin et tenants de la couleur, est d’ailleurs définitivement apaisée au triomphe de Rubens, et Watteau, ici, ne s’oppose guère à son temps. D’autres maîtres du Nord ont joué un rôle dans sa formation, de tempéraments aussi opposés que Teniers et Van Dyck. Mais l’artiste doit aussi beaucoup aux maîtres italiens, en particulier aux Vénitiens, fort bien représentés dans les collections de Louis XIV : la familiarité avec l’œuvre de Titien et du Véronèse est pour beaucoup dans la qualité vaporeuse de la lumière chez Watteau, dans l’ombre colorée des arbres, les glacis de l’eau et des arrière-plans.

Mais ce qui distingue Watteau de ses prédécesseurs et de ses imitateurs, outre cette invention si personnelle de la fête galante, dont l’exemple le plus accompli est le Pèlerinage à Cythère — dès lors qu’on lui restitue son sens, qui est celui d’un départ de l’île, où, dans une atmosphère triste et désenchantée, les couples quittent un à un le havre de l’amour, symbole de la vie humaine —, c’est cette mystérieuse inquiétude, cette sourde mélancolie qui perce sous des apparences frivoles. Devant la vanité du réel, Watteau choisit de se réfugier dans l’univers poétique du rêve : les protagonistes de son théâtre s’évadent dans l’« illusion comique », les personnages policés de ses parcs choisissent une terre enchantée. À l’inverse d’un Chardin*, et par des voies à l’opposé de celles de Boucher* ou de Fragonard* — pourtant, eux aussi, « enchanteurs et magiciens », mais combien plus terre à terre —, il tourne le dos, pour l’essentiel, à la réalité quotidienne.

En fin de compte, l’apparition de Watteau dans l’histoire de l’art a tous les aspects d’un accident : rien ou presque ne l’annonçait dans la dernière génération des peintres de Louis XIV. À sa mort, la peinture française du xviiie s. prend un nouveau tournant, et c’est aux frères Goncourt* que reviendra le mérite d’avoir redécouvert le peintre et si finement saisi la place exceptionnelle qu’il occupe en son temps.

P. R.

 E. Dacier et A. Vuaflart, Jean de Jullienne et les gravures de Watteau au xviiie s. (Société pour l’étude de la gravure française, 1921-1929 ; 4 vol.). / H. Adhémar et R. Huyghe, Watteau, sa vie, son œuvre (Tisné, 1950). / K. T. Parker et J. Mathey, Antoine Watteau, catalogue complet de son œuvre dessiné (de Nobèle, 1957-58 ; 2 vol.). / M. Gauthier, Watteau (Larousse, 1959). / J. Mathey, Antoine Watteau, peintures réapparues, inconnues ou négligées par les historiens (de Nobèle, 1959). / E. Camesasca, L’Opera completa di Watteau (Milan, 1968 ; trad. fr. Tout l’œuvre peint de Watteau, Flammarion, 1970). / J. Ferré (sous la dir. de), Watteau (Athéna, Madrid, 1973 ; 4 vol.).

Waugh (Evelyn)

Écrivain anglais (Londres 1903 - Taunton, Somersetshire, 1966).


L’entre-deux-guerres voit s’épanouir avec A. Huxley*, G. Orwell (1903-1950), A. Wilson (né en 1913), G. Greene* ou E. Waugh une génération d’écrivains dont la déception s’exprime à travers la satire sociale, l’utopie désabusée, le pessimisme, la recherche de quelque chose de permanent à quoi se raccrocher, qui produit des conversions. Pour ces nouveaux prophètes, maltraiter l’homme ne vise qu’à mieux le sauver. Ainsi prospère l’art impitoyable de la satire, dont Waugh se fait le spécialiste, en particulier dans ces œuvres justement célèbres et au titre évocateur : Decline and Fall (1928), Vile Bodies (1930), Black Mischief (1932) ou A Handful of Dust (1934).

Ancien étudiant d’Oxford jusqu’en 1924, tâtant successivement de l’art, de l’enseignement, du journalisme — et même de la menuiserie —, Waugh roule beaucoup sa bosse, « parmi les sauvages et les gens à la mode, et les politiciens et les généraux fous », et amasse ainsi « assez d’expérience pour écrire des romans pendant plusieurs vies ». À commencer par les « travel books » volontairement déromantisés (Labels : A Mediterranean Journal, 1930 ; Remote People, 1931 ; Ninety-two Days, 1934 ; Waugh in Abyssinia, 1936 ; Robbery under Law : The Mexican Object Lesson, 1939 ; A Tourist in Africa, 1960). Il donne également des nouvelles (Mr. Loveday’s Little Outing and Other Sad Stories, 1936 ; Work Suspended and Other Stories Written before Second World War, 1949), des biographies (Rossetti : His Life and Works, 1928 ; Edmund Campion, 1935 ; The Life of the Right Reverend Ronald Knox, 1959), des essais (The Holy Places, 1952) et jusqu’à son autobiographie directe (premier volume de A Little Learning, 1964) ou romancée (The Ordeal of Gilbert Pinfold : a Conversation Piece, 1957). Le meilleur de son œuvre reste toutefois sa partie romanesque. Son observation impitoyable y dévoile un sombre univers sur lequel s’exerce son humour corrosif. Temps de la barbarie, de l’anticivilisation, de la corruption, de l’étouffement des valeurs du passé et de la culture sous le modernisme destructeur, voilà la société telle que la découvre Waugh. Celle des adultes, des Margot Beste-Chetwynde et des professeurs Silenus, transformant en bâtisses ultra-modernes les vénérables vieilles demeures (un des thèmes favoris de Waugh) ou rêvant de déshumaniser le monde, où seul règne l’argent (Decline and Fall). Celle aussi des jeunes, des « bright young people », d’Adam et de Nina, perdus dans un tourbillon de plaisir et d’ennui où se dissolvent les notions du Bien et du Mal (Vile Bodies). Tout semble déréglé. Presse extravagante (Scoop, 1938), politique aberrante, valeurs morales qui s’effondrent dans la guerre (Put out More Flags, 1942 ; la trilogie The Sword of Honour : Men at Arms, 1952 ; Officers and Gentlemen, 1955 ; Unconditional Surrender, 1961). Même le sens de l’au-delà se dévoie dans d’écœurantes coutumes funéraires (The Loved One, 1948), et les traditions affaiblies ne résistent plus au flot dévastateur du modernisme (Brideshead Revisited : The Sacred and Profane Memories of Captain Charles Ryder, 1945 ; A Handful of Dust, 1934).