Watteau (Antoine) (suite)
Un accident dans l’histoire de l’art
Watteau est en son temps un phénomène isolé qui ne connaîtra jamais que des imitateurs peu originaux : Nicolas Lancret (v. 1690-1743), Jean-Baptiste Pater (1695-1736), de Valenciennes lui aussi. S’il s’écarte des voies de la peinture de son siècle — encore qu’un La Fosse, dans ses dessins et dans ses tableaux, un C. A. Coypel, voire un Nicolas Vleughels (1668-1737) ou un Paul Ponce Antoine Robert (1686-1733) aient des tempéraments voisins —, sa peinture est le produit d’une très grande culture, non pas historique et littéraire comme l’était celle de Poussin*, mais visuelle, acquise chez Crozat ou chez Mariette au contact de l’œuvre peint et dessiné des plus grands maîtres. Au premier plan de ces derniers, Rubens. Watteau lui empreinte aussi bien des thèmes (les Bergers) que des motifs isolés (chien s’épuçant au premier plan de l’Enseigne, repris du Couronnement de Marie de Médicis), le goût des paysages dorés par l’automne et, bien sûr, la couleur. Lorsqu’il parvient à la maîtrise de son art, la vieille querelle qui opposait à l’Académie poussinistes et rubénistes, tenants du dessin et tenants de la couleur, est d’ailleurs définitivement apaisée au triomphe de Rubens, et Watteau, ici, ne s’oppose guère à son temps. D’autres maîtres du Nord ont joué un rôle dans sa formation, de tempéraments aussi opposés que Teniers et Van Dyck. Mais l’artiste doit aussi beaucoup aux maîtres italiens, en particulier aux Vénitiens, fort bien représentés dans les collections de Louis XIV : la familiarité avec l’œuvre de Titien et du Véronèse est pour beaucoup dans la qualité vaporeuse de la lumière chez Watteau, dans l’ombre colorée des arbres, les glacis de l’eau et des arrière-plans.
Mais ce qui distingue Watteau de ses prédécesseurs et de ses imitateurs, outre cette invention si personnelle de la fête galante, dont l’exemple le plus accompli est le Pèlerinage à Cythère — dès lors qu’on lui restitue son sens, qui est celui d’un départ de l’île, où, dans une atmosphère triste et désenchantée, les couples quittent un à un le havre de l’amour, symbole de la vie humaine —, c’est cette mystérieuse inquiétude, cette sourde mélancolie qui perce sous des apparences frivoles. Devant la vanité du réel, Watteau choisit de se réfugier dans l’univers poétique du rêve : les protagonistes de son théâtre s’évadent dans l’« illusion comique », les personnages policés de ses parcs choisissent une terre enchantée. À l’inverse d’un Chardin*, et par des voies à l’opposé de celles de Boucher* ou de Fragonard* — pourtant, eux aussi, « enchanteurs et magiciens », mais combien plus terre à terre —, il tourne le dos, pour l’essentiel, à la réalité quotidienne.
En fin de compte, l’apparition de Watteau dans l’histoire de l’art a tous les aspects d’un accident : rien ou presque ne l’annonçait dans la dernière génération des peintres de Louis XIV. À sa mort, la peinture française du xviiie s. prend un nouveau tournant, et c’est aux frères Goncourt* que reviendra le mérite d’avoir redécouvert le peintre et si finement saisi la place exceptionnelle qu’il occupe en son temps.
P. R.
E. Dacier et A. Vuaflart, Jean de Jullienne et les gravures de Watteau au xviiie s. (Société pour l’étude de la gravure française, 1921-1929 ; 4 vol.). / H. Adhémar et R. Huyghe, Watteau, sa vie, son œuvre (Tisné, 1950). / K. T. Parker et J. Mathey, Antoine Watteau, catalogue complet de son œuvre dessiné (de Nobèle, 1957-58 ; 2 vol.). / M. Gauthier, Watteau (Larousse, 1959). / J. Mathey, Antoine Watteau, peintures réapparues, inconnues ou négligées par les historiens (de Nobèle, 1959). / E. Camesasca, L’Opera completa di Watteau (Milan, 1968 ; trad. fr. Tout l’œuvre peint de Watteau, Flammarion, 1970). / J. Ferré (sous la dir. de), Watteau (Athéna, Madrid, 1973 ; 4 vol.).