Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
V

Voltaire (François Marie Arouet, dit) (suite)

Une œuvre multiple et inégale

Ranger en catégories séparées les œuvres de Voltaire, chacune désignée par son titre, c’est les dénaturer : sauf les ouvrages historiques et certains traités philosophiques, où une suite dans les propos était nécessaire, elles sont faites d’articles assez courts, réunis en un ensemble cohérent (« dialogues », « lettres », « questions »), ou composite (« dictionnaires », « mélanges ») ; un grand nombre d’entre elles n’ont pas paru isolément, mais dans des recueils. Il ne faut pas oublier non plus que la plupart ont été clandestines, interdites, saisies, brûlées dès leur publication, que Voltaire dissimulait son identité sous des pseudonymes, dont on a compté une centaine. Il ne trompait personne ; il ajoutait même à ses écrits le piquant de la connivence entre l’auteur et les lecteurs. Sans doute, mais le jeu des sous-entendus et des transpositions ne doit pas dissimuler que la pensée était risquée ; dans tous les sens du terme, mettant en danger la sécurité matérielle de l’auteur et des diffuseurs, et exposée à tous les à-peu-près et à toutes les déformations que réclame la bataille intellectuelle. Le génie de Voltaire est d’avoir allié la justesse de l’expression, la rapidité de l’intervention, l’efficacité du trait et la multiplicité des registres. Homme de lettres, c’est-à-dire homme d’action, philosophe, c’est-à-dire muni d’une compétence presque universelle et assurant la solidarité des diverses parties de son œuvre, Voltaire ne se distingue des autres écrivains philosophes de son temps que par l’ampleur et la vigueur de ses activités. Mais il a agi plus qu’eux sur l’opinion ; bien que sa pensée soit moins radicale que celle de Diderot et que celle de Rousseau, et qu’il n’ait pas voulu d’autre révolution que celle des esprits, il a préparé et quelquefois fait vivre par avance à la France des journées révolutionnaires.

Toute son œuvre n’a pas également résisté au temps : ni le poème épique ni les tragédies ne sont plus lus. Trop fidèle aux procédés appris au collège et à ses admirations, Voltaire a peut-être manqué de hardiesse dans l’imagination et dans le style poétique. Son bon goût lui était une entrave, même, par extraordinaire, devant certaines pensées, puisqu’il jugeait « impertinent » ce qu’il prétendait lire sur Dieu dans Spinoza. Il manquait aussi d’imagination psychologique, ou, plus exactement, du pouvoir de se mettre à la place d’autrui sans le juger. Aussi est-il meilleur dans l’épopée burlesque et surtout dans la satire, où fait merveille son vers de dix syllabes, nerveux, narquois, un peu mélancolique, mais coupant court à tout élan (le Mondain, le Pauvre Diable, le Songe-Creux). Les poèmes philosophiques ont du mouvement, quelques formules pleines, trop d’artifices rhétoriques ; deux ou trois épitres supportent la comparaison avec celles de Boileau, et, dans la masse des odes, des stances, des vers libres, que Voltaire écrivait avec trop de facilité et dont il parsemait sa correspondance, une dizaine de poèmes sont peut-être ce que le xviiie s. a produit de plus authentiquement lyrique avant Chénier, par la vérité discrète de l’émotion pénétrée d’intelligence, la justesse du ton, la simplicité élégante du rythme. Au théâtre, l’échec est presque complet, si l’on met à part l’utilisation de la scène comme d’une tribune. Voltaire aimait trop le théâtre : l’histrion a tué le dramaturge, qui, pourtant, avait quelques idées nouvelles et n’avait pas en vain essayé de comprendre Shakespeare. Il y a de beaux passages, du pathétique, du chant dans les tragédies d’avant 1750, dans Zaïre, dans Mérope, mais peut-être faudrait-il mettre toutes les autres en prose pour faire apparaître leurs qualités dramatiques ; on peut trouver un réel intérêt à quelques pièces en prose, étrangères à toute norme, Socrate ou l’Écossaise : pour Voltaire, c’était d’abord des satires, mais elles ont un accent moderne qui manque trop souvent aux drames de Diderot, Sedaine et Mercier.


L’historien

L’historien est d’une autre grandeur. Voltaire a voulu que l’histoire fût philosophique et n’a cessé de faire avancer parallèlement ses travaux historiques et ses réflexions sur les méthodes et les objectifs de l’historien. Parti d’une conception épique et dramatique, qui a pu faire dire que la Henriade était une histoire en vers et l’Histoire de Charles XII une tragédie en prose, il a voulu ensuite faire le tableau d’un moment de haute civilisation dans un pays (le Siècle de Louis XIV), puis retracer l’histoire de la civilisation dans l’univers entier, en commençant au point où Bossuet avait arrêté son Discours sur l’histoire universelle (Essai sur les mœurs et l’esprit des nations et sur les principaux faits de l’histoire depuis Charlemagne jusqu’à Louis XIII, qui devait d’abord être une Histoire générale ou une Histoire de l’esprit humain). Voltaire entend respecter plusieurs principes, qu’il a de mieux en mieux précisés avec le temps : les faits doivent être exactement établis, contrôlés par la consultation des témoins oculaires et des documents écrits ; tout ce qui est contraire à la raison, à la vraisemblance et à la nature doit être écarté ; les récits légendaires et les miracles n’ont pas leur place dans une œuvre historique, sauf comme exemples de la crédulité et de l’ignorance des siècles passés ; Voltaire reproche à ses prédécesseurs et à ses contradicteurs moins leur manque de connaissances que leur manque de jugement ; il s’acharne à dénoncer leurs « bévues » et leurs « sottises ». Tous les faits, même avérés, ne sont pas à retenir : l’érudition historique avait réuni depuis le début du xviie s. une immense documentation ; « il fallait d’abord faire le tri » (R. Pomeau) ; le critère de ce tri est la signification humaine des faits ; Voltaire s’intéresse moins aux événements, batailles, mariages, naissances de princes, qu’à la vie des hommes « dans l’intérieur des familles » et « aux grandes actions des souverains qui ont rendu leurs peuples meilleurs et plus heureux ». Il ne renonce pas à raconter : l’Histoire de Charles XII est une narration ; les chapitres narratifs dans le Siècle de Louis XIV sont les plus nombreux ; mais le récit est rapide et clair ; il vaut une explication et il comporte une signification critique, parfois soulignée d’un trait d’ironie. Les idées, la religion, les arts, les lettres, les sciences, la technique, le commerce, et ce que Voltaire appelle les « mœurs » et les « usages » occupent une place croissante : ils constituent la civilisation, dont Voltaire écrit l’histoire, sans la nommer, puisque le mot n’existait pas encore. C’est son objet principal ; il juge peu utile d’étudier les époques barbares ou antiques ; il préfère les Temps modernes, sur lesquels il possède de plus sûrs renseignements et dont l’apport dans la vie de ses contemporains est plus important : mais il étend sa curiosité à tous les peuples de l’univers, avec lesquels il sait que la France et l’Europe sont liées par les échanges commerciaux et culturels. Après coup, et selon la vérité profonde de sa pensée, Voltaire a considéré ses œuvres historiques comme formant un tout où chacune était solidaire des autres.