Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
V

Voltaire (François Marie Arouet, dit) (suite)

De son retour en France (1728) à son installation à Cirey chez Mme du Châtelet (1734), Voltaire vécut quelques années tiraillé entre le monde et la retraite, le succès et les persécutions, la publication des œuvres achevées et la mise en chantier d’œuvres nouvelles ; il fit applaudir Brutus (déc. 1730) et Zaïre (août 1732), mais son Histoire, de Charles XII fut saisie (janv. 1731), son Temple du goût souleva des protestations violentes (janv. 1733), ses Lettres philosophiques, longuement revues et auxquelles il avait ajouté les remarques « Sur les Pensées de M. Pascal », furent brûlées, et l’auteur dut se réfugier en Lorraine pour échapper à une lettre de cachet (juin 1734). En mai 1732, il fit pour la première fois mention de son projet d’écrire l’histoire de Louis XIV. C’est pendant cette période qu’il mit au point deux moyens d’assurer sa liberté d’écrire, et dont il ne cessa désormais d’user : la spéculation, qui lui procura l’aisance matérielle, puis la richesse, et la clandestinité, dans laquelle il préparait l’impression et la diffusion de ses œuvres.


Recueillement et rééducation

Voltaire s’était installé à Cirey, chez Mme du Châtelet (Émilie Le Tonnelier de Breteuil, marquise du Châtelet, 1706-1749) ; ce fut le lieu de sa retraite et le centre de ses activités jusqu’à la mort de sa maîtresse en septembre 1749. Plusieurs raisons lui avaient fait souhaiter de se retirer pendant quelques années : les poursuites entamées contre lui ; le besoin de se recueillir pour l’œuvre de longue haleine qu’allait être le Siècle de Louis XIV ; le sentiment qu’il devait acquérir en science et en philosophie les connaissances qui lui manquaient, et au seuil desquelles l’achèvement des Lettres philosophiques l’avait conduit. De 1734 à 1738 s’accomplit ce que l’on a appelé la rééducation de Voltaire. Il était déjà philosophe par son esprit critique, par ses idées sur la religion, sur la société, sur le bonheur ; il le devint au sens encyclopédique où son siècle devait entendre le mot, en se faisant métaphysicien, physicien, chimiste, mathématicien, économiste, historien, sans jamais cesser d’être poète et d’écrire des comédies, des tragédies, des épîtres ou des vers galants. Avec Mme du Châtelet, il commente Newton, Leibniz, Christian von Wolff, Samuel Clarke, Bernard de Mandeville et fait des expériences de laboratoire ; sa correspondance avec Frédéric II* de Prusse et le rôle qu’il espère jouer auprès du prince l’amènent à s’instruire sur la diplomatie et sur les problèmes économiques. Toutes ces activités et ces recherches, au cœur desquelles, comme l’a dit I. O. Wade, est le concept de civilisation, aboutissent au Traité de métaphysique (Voltaire y travailla du début de 1734 à la fin de 1736 ; il ne fut pas publié de son vivant), aux Éléments de la philosophie de Newton (publiés en 1738), au Siècle de Louis XIV (une première version est prête en 1738 ; le début en fut publié en 1739 et aussitôt saisi), aux sept Discours sur l’homme (composés et diffusés plus ou moins clandestinement en 1738) et au projet de l’Essai sur les mœurs.

Mais la retraite à Cirey n’est ni constante, ni solitaire, ni même toujours tranquille ; les visiteurs se succèdent ; on fait du théâtre, on lit les œuvres toutes fraîches, on veille sur les manuscrits, qui sont comme des explosifs prêts à éclater : Voltaire entre en fureur quand des pages de la Pucelle disparaissent de leur tiroir ; il doit fuir en Hollande quand le texte du Mondain circule (nov. 1736). La seconde partie de la période de Cirey est encore plus agitée : voyages à Lille auprès de sa nièce Mme Denis (qui devint sa maîtresse à partir de 1744) ; voyages à Paris pour la représentation, vite interdite, de Mahomet (août 1741) et pour celle de Mérope, triomphale (févr. 1743) ; rencontre avec Frédéric II à Wesel, près de Clèves (sept. 1740) ; mission diplomatique à Berlin et en Hollande (1743-44) ; séjours à la cour de Stanislas Leszczyński en Lorraine (1748) ; séjours à Versailles pour la représentation de la Princesse de Navarre et celle du Temple de la gloire (1745). Voltaire cherchait, en effet, à obtenir la faveur du roi ; son Poème de Fontenoy fut imprimé par l’imprimerie royale (1745) ; l’auteur fut nommé historiographe de France (avr. 1745), élu à l’Académie française (avr. 1746), reçut le brevet de gentilhomme ordinaire de la chambre du roi (déc. 1746) ; les académies de province et de l’étranger rivalisaient pour le compter parmi leurs membres ; il était reçu à Sceaux chez la duchesse du Maine, pour laquelle il écrivit ses premiers Contes. Comme en 1726, l’édifice de son succès s’effondra quand il pouvait se croire au sommet ; mais l’épisode du jeu de la reine (où Voltaire à Mme du Châtelet qui perdait tout ce qu’elle misait dit qu’elle jouait avec des coquins) fut moins une des causes de sa disgrâce que la conséquence et le symbole de la conduite qu’il avait adoptée : il n’aurait jamais sacrifié son œuvre et sa pensée à la quête des faveurs royales, dont il voulait se faire un bouclier, et le roi savait fort bien qu’il n’était pas un courtisan sincère. La mort de Mme du Châtelet priva Voltaire de son refuge, mais le délia de la promesse qu’il avait faite de ne pas répondre à l’invitation de Frédéric.


L’aventure prussienne

À son arrivée à Potsdam, en juillet 1750, Voltaire n’avait plus d’illusions sur le roi-philosophe ; il comprenait bien que la guerre et l’intrigue passeraient toujours avant la philosophie aux yeux de celui qui lui avait soumis en 1740 une réfutation de Machiavel, mais avait envahi la Silésie dès 1741. Le souverain et l’écrivain éprouvaient l’un pour l’autre un sentiment étrange et violent, mélange d’admiration, d’attachement, de défiance et de mépris. Ce qu’ils se sont écrit l’un à l’autre, et ce qu’ils ont écrit l’un de l’autre, est à interpréter en fonction de toutes leurs arrière-pensées. Voltaire devait se justifier devant l’opinion française, et peut-être à ses propres yeux, d’être allé servir le roi de Prusse : celui-ci accablait Voltaire de flatteries tout en le calomniant auprès du gouvernement français, pour lui interdire le retour. Finalement, comme l’a écrit Voltaire, « Maupertuis gâta tout », mais non pas Maupertuis seul. Le 15 mars 1753, Voltaire recevait le droit de quitter la Prusse. En peu de temps, il avait beaucoup appris sur le pouvoir politique, sur la parole des rois, sur le rôle des intellectuels, et son expérience humaine, déjà variée, avait encore plus accusé son caractère cosmopolite. Il avait aussi beaucoup travaillé, malgré les divertissements, les corvées et les polémiques : en vérité, il avait d’abord songé à son travail en acceptant l’invitation de Frédéric II. Le Siècle de Louis XIV avait paru (1752), suscitant des contrefaçons et une polémique avec Laurent Angliviel de La Beaumelle (1726-1773) ; Voltaire avait rédigé de grands morceaux de l’Histoire universelle (le futur Essai sur les mœurs), que déjà les éditeurs pirates s’apprêtaient à publier d’après des manuscrits volés ; il pensait à écrire son Dictionnaire philosophique ; il avait donné, sous le titre de Micromégas, sa forme définitive à un conte dont le premier état datait peut-être de 1739 et composé le Poème sur la loi naturelle, qui devait paraître en 1755.