Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
V

Voltaire (François Marie Arouet, dit) (suite)

Malgré bien des hasards et des accidents, son existence a été constamment dirigée par sa volonté : il a voulu être, successivement ou tout à la fois, le premier ou le seul poète épique de son temps, le premier auteur dramatique, le premier historien, le premier philosophe, par vanité sans doute, comme on le lui a reproché, mais surtout par besoin de dominer et de posséder, par passion de connaître et d’agir, et dans le dessein, de plus en plus conscient, qui unit ses diverses ambitions, de faire triompher une cause à laquelle il s’identifiait, la cause de la liberté et de l’intelligence. Il a voulu un rôle politique pour mieux servir cette cause ; il a collectionné les titres d’académicien pour s’acquérir une consécration officielle sous le couvert de laquelle il pût écrire librement ; pour la même raison, il a cherché d’éminents protecteurs et a finalement su conquérir son indépendance ; quelque dur qu’ait été l’exil pour lui, après la fin de ses illusions, il l’a voulu parce qu’« un historiographe de France ne vaudra jamais rien en France » et qu’il espérait se mettre à l’abri des « persécutions ». On a tort de trop s’arrêter sur l’image du vieillard capricieux et tyrannique, du Polichinelle de génie ou du comédien perpétuel : il a construit son œuvre de toute son énergie à travers mille périls, l’exil, la prison, le désespoir, la calomnie, la haine, risquant tout, réputation et sécurité, pour lancer au moment opportun un écrit dangereux, au grand effarement de ses proches, qui l’accusaient d’imprudence et de folie.


L’apprentissage d’une vocation

Voltaire est né le 21 novembre 1694 ; il est le troisième enfant vivant de François Arouet et de Marguerite Daumart. Son père, notaire royal, puis payeur des épices à la Chambre des comptes, était en relations professionnelles et personnelles avec l’aristocratie ; il fit donner à ses fils la meilleure éducation possible ; pour l’aîné Armand, vers 1695, c’était celle des Oratoriens ; pour François Marie, en 1704, ce fut celle des jésuites du collège Louis-le-Grand. La mésentente entre les deux frères vient sans doute en partie de là ; elle fut doublée de difficultés entre le père et le fils, lorsque le libertinage et la vocation littéraire apparurent simultanément. Voltaire affecta parfois de ne pas être le fils de son père, mais du chansonnier Rochebrune : affirmation agressive d’indépendance, la plaisanterie sur sa bâtardise a été considérée de nos jours comme le signe d’une phobie et d’une hantise qui se retrouveraient dans l’attitude de Voltaire devant Dieu, père au terrible pouvoir. Son adolescence subit l’influence de l’humanisme jésuite et celle du libertinage mondain : toute sa vie, Voltaire restera l’élève du P. Porée, du P. Tournemine et le légataire de Ninon de Lenclos. Aux Jésuites, il doit sa culture classique, son goût assez puriste, le souci de l’élégance et de la précision dans l’écriture, son amour du théâtre et même, en dépit d’eux, les bases de son déisme. Aux libertins du Temple, son épicurisme, son esprit plaisant et irrévérencieux, son talent dans la poésie légère. Mais il ne se contente pas d’être un homme de plaisir : il y avait dans son art de jouir une insolence qui lui valut d’être envoyé par son père à Caen, puis à La Haye en 1713, d’être confiné à Sully-sur-Loire en 1716 sur ordre du Régent et embastillé en 1717. Dès ce moment, il préparait deux grandes œuvres, d’une tout autre portée que ses vers épicuriens, la tragédie d’Œdipe, triomphalement représentée en novembre 1718, et le poème de la Ligue, paru en 1723, qui sera en 1728 la Henriade. L’émule de Chaulieu veut maintenant imiter Sophocle et Virgile ; le libertin commence à se faire philosophe en lisant Malebranche, Bayle, Locke et Newton. C’est en 1718 qu’il prit le pseudonyme de Voltaire (d’abord Arouet de Voltaire), peut-être anagramme d’Airvault, nom d’un bourg poitevin où ses ancêtres avaient résidé. Le chevalier de Rohan (1683-1760), qui le fit bâtonner et, humiliation pire, de nouveau embastiller en 1726, semble avoir interrompu une carrière admirablement commencée d’écrivain déjà illustre et de courtisan : en fait, il rendait Voltaire à sa vraie vocation, qui eût certainement éclaté d’une façon ou d’une autre, car on ne peut guère imaginer qu’il se fût contenté d’être poète-lauréat.

C’est lui-même qui demanda la permission de passer en Angleterre. Y a-t-il découvert ce dont il n’avait aucune idée et subi une profonde métamorphose ? N’y a-t-il, au contraire, trouvé que ce qu’il y était venu chercher, appris que ce qu’il savait déjà ? Les deux thèses ont été soutenues ; on admet maintenant que s’il avait, avant son voyage, connu des Anglais comme Bolingbroke et lu des ouvrages traduits, s’il avait aussi adopté par ses voies personnelles des vues déjà « philosophiques » sur Dieu, sur la Providence, sur la société, sur la tolérance, sur la liberté, il n’était pourtant pas en état, dans les années 1726-1728, d’assimiler complètement la science et la philosophie anglaises : mais il fit l’expérience d’une civilisation, dont il sentit et voulut définir ce qu’il appellera l’esprit ou le génie ; il comprit l’importance pour la pensée et la littérature françaises de connaître ces Anglais, avec qui le Régent avait noué alliance ; et il réunit une masse de notations, d’idées, de questions, de problèmes, d’anecdotes, de modèles formels dont il ne cessera de tirer parti pendant tout le reste de son existence. Les Lettres philosophiques, ou Lettres écrites de Londres sur les Anglais et autres sujets, conçues bien avant la fin de son séjour en Angleterre, parurent en anglais dès 1733, en français en 1734. Elles sont, malgré leurs erreurs et leurs lacunes, l’un des plus heureux essais qu’ait faits un esprit français pour comprendre et donner à comprendre le fonctionnement d’une société étrangère et le lien entre des institutions, des mœurs et une culture sous le signe de la liberté.