Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
V

virginal

Instrument à clavier et à cordes pincées.


À l’origine, appliqué à une sorte d’épinette à clavier rectangulaire, mais, par la suite, le terme désigna de manière plus générale divers types de clavecins* en Angleterre, pays où son emploi fut le plus généralisé et où il suscita une abondante littérature, dont les auteurs sont connus sous le nom de virginalistes.

Mentionné vers 1460 dans un manuscrit de P. Paulirinus conservé à Cracovie, le virginal est décrit pour la première fois dans la Musica getutscht (1511) de Sébastian Virdung (v. 1465-?). Le terme semble provenir du latin virga ou virgula, désignant le sautereau, mais les lexicographes du xviie s. accréditèrent une autre étymologie, celle d’instrument des jeunes filles. D’autre part, la reine Élisabeth, célibataire, et donc officiellement « vierge », en jouait avec passion (et « fort bien pour une reine », selon le témoignage d’un courtisan !). Virdung et Michael Praetorius (1571-1621), un siècle plus tard (Syntagma musicum, 1619), décrivent l’instrument rectangulaire figurant sur la page de titre de Parthenia. Si plusieurs inventaires des instruments du roi Henri VIII, dont l’un daté de 1539, font état de virginals, ceux-ci étaient, cependant, importés du continent, notamment d’Italie, et les plus anciens instruments de facture anglaise aujourd’hui conservés ne remontent pas au-delà du milieu du xviie s. Le virginal anglais, à un seul clavier, se limitait, contrairement aux instruments français ou néerlandais, à quatre octaves seulement, dont la plus grave, « courte » (c’est-à-dire défective), permettait les dixièmes frappées. Cet instrument si modeste a suscité en Angleterre un répertoire d’une ampleur et d’une qualité sans pareilles dans le monde à cette époque : nous possédons plus de 600 pièces s’échelonnant sur plus d’un siècle, de 1520 à 1650 environ. Les genres traités sont surtout : des variations (notamment des Grounds, sur basse obstinée), peut-être introduites par Cabezón* lors de son séjour en Angleterre en 1554, mais que les musiciens anglais portèrent à un stupéfiant degré de virtuosité et d’imagination ; des fancies, ou fantaisies polyphoniques dans l’esprit du ricercare, avec la forme typiquement anglaise de l’In nomine ; des danses (pavanes, gaillardes, allemandes, courantes, gigues, etc.) ; enfin des pièces descriptives ou de forme libre.

Alors que l’édition musicale atteignait à une grande prospérité dans l’Angleterre du temps d’Élisabeth et de Jacques Ier, la musique pour virginal fut essentiellement conservée dans de grands recueils manuscrits. Le seul recueil imprimé est le célèbre Parthenia (1612), sans doute édité par Orlando Gibbons et qui contient 21 pièces choisies dues à Gibbons lui-même, à W. Byrd* et à John Bull. À côté de Giles Farnaby et de Thomas Tomkins, ce sont là les virginalistes les plus éminents. Le premier en date des recueils manuscrits, le Mulliner Book, rédigé entre 1553 et 1570 par l’organiste d’Oxford Thomas Mulliner, contient 134 pièces, en grande partie jouables également à l’orgue. On notera tout particulièrement le grand Hornpipe de Hugh Aston (v. 1490 - v. 1550), qui est peut-être la première pièce originale écrite pour l’instrument. On trouve également des pièces de William Shelbye, de John Redford, de Robert Johnson, de Robert White, de Thomas Tallis, de Richard Farrant et de William Blitheman, qui fut le maître de John Bull. Après le Dublin Virginal Book (1570), ce fut My Lady Nevell’s Book (1591), offert à la reine Élisabeth vers 1598 ou 1600 et qui contient 42 pièces admirables, toutes de William Byrd. Le plus important et le plus célèbre de tous ces manuscrits est le Fitzwilliam Virginal Book (début du xviie s.), rédigé par un gentilhomme catholique emprisonné pour sa foi, Francis Tregian le jeune, et contenant 297 pièces de tous genres, composées entre 1560 et 1615 environ, dont 72 de Byrd, 45 de Bull, etc. Si Gibbons n’y figure presque pas, on trouve l’essentiel de son œuvre pour clavier dans le Benjamin Cosyn’s Virginal Book (vers 1620). Après le Will Forster’s Virginal Book (1624), on ne trouve plus guère que les 79 pièces de l’Elizabeth Rogers’ Virginal Book (1656), en bonne partie variantes de recueils antérieurs.

En effet, la floraison essentielle de l’art des virginalistes se situe entre 1580 et 1625 environ : Byrd meurt en 1623, Gibbons en 1625, Bull en 1628 ; seul Tomkins survivra jusqu’en 1656. William Byrd nous laisse près de 150 pièces pour clavier, dont près de 40 pavanes et gaillardes, d’autres danses, une dizaine de fancies (dont certaines soutiennent la comparaison avec Bach), des pièces pittoresques ou descriptives — comme The Bells ou Mr. Byrd’s Battle, véritable poème symphonique pour clavier —, enfin d’admirables séries de variations. Il est passionnant de comparer son traitement d’un thème, comme le célèbre Walsingham, avec celui de son grand émule John Bull (v. 1562-1628). Si Byrd s’illustra dans tous les genres vocaux et instrumentaux, Bull fut essentiellement un virtuose du clavier, le « Liszt du virginal », ainsi qu’on l’a surnommé ! Exilé à Bruxelles à partir de 1613 puis à Anvers pour des raisons mystérieuses (affaire de mœurs ou persécutions religieuses ?), il continua à y composer, et de nombreuses pièces figurent dans une tablature anversoise de 1629. Ses quelque 160 pièces connues révèlent un tempérament plein de feu et d’éclat, une technique d’une difficulté transcendante. Parfois Bull se laisse enivrer par la virtuosité au détriment de l’intensité expressive, mais ses pavanes et ses gaillardes atteignent à une grandeur monumentale, ses fancies et In nomine ne le cèdent à personne pour la science et la vigueur expressive, et ses cycles de variations sont d’un pionnier intrépide, à l’imagination inépuisable. Arpèges et basses d’Alberti annoncent fréquemment le xixe s., et les Variations sur St. Thomas Wake (qui inspirèrent à notre époque Peter Maxwell Davics) contiennent un véritable petit concerto pour la main gauche. La Fancy sur ut ré mi fa sol la, aux effarantes audaces modulantes et enharmoniques (présupposant le tempérament égal), parcourt les douze tonalités, et constitue ainsi la toute première exploration systématique du total chromatique. Enfin, des pièces autobiographiques, comme My Self, My Grief, My Jewel ou Mr. Bull’s Goodnight, peut-être inspiré par la mort de sa femme, nous permettent d’approcher l’intimité de ce génie révolutionnaire. À l’époque, la réputation d’exécutant d’Orlando Gibbons surpassait encore celle de Bull (« the best finger of that age, the best hand in England »). Les 59 pièces de Gibbons conservées peuvent corroborer ce jugement. À côté de pièces plus légères (danses, variations, etc.), on remarque quelques pavanes et gaillardes magnifiques, et surtout une quinzaine de fancies polyphoniques de tout premier ordre, qui rejoignent la noble gravité et la profondeur de sentiment de ses meilleures pages vocales ou pour violes. Si Bull fut le Liszt de son temps, Gibbons en fut le Brahms. À côté d’eux, Giles Farnaby (v. 1565-1640, à Londres depuis 1587), qui se comparait modestement à un insolent moineau au milieu du concert des rossignols ( !), fait figure de délicieux petit maître. À l’exception d’une seule, ses 53 pièces connues figurent dans le Fitzwilliam Book. Ces variations, danses, pièces légères révèlent toutes un musicien vif, enjoué, fantasque, mélodiste inspiré autant que rythmicien ingénieux et harmoniste subtil, friand de chromatismes madrigalesques. Une petite pièce de huit mesures pour deux virginals est la toute première du genre. Peter Philips (1561-1628), disciple de Sweelinck* et fixé à Anvers, a transcrit pour le virginal des madrigaux italiens (de Luca Marenzio notamment) et ses autres pièces révèlent des influences continentales (Sweelinck, les Vénitiens...). Le Fitzwilliam Book contient encore des pièces d’une douzaine d’autres compositeurs, dont le madrigaliste Thomas Morley (1557-1602) : il ne saurait être question de les citer tous ici. Mais nous prendrons congé de l’école des virginalistes par leur survivant attardé, Thomas Tomkins (1572-1656). Lorsqu’en 1646 les puritains fermèrent la cathédrale de Worcester, où il tenait l’orgue depuis cinquante ans, Tomkins utilisa les loisirs forcés de ses dix dernières années d’existence à la composition de ses très intéressantes pièces pour clavecin (on ne disait déjà plus virginal !), dont l’une des plus belles, datée de 1649 (exécution de Charles Ier, prise du pouvoir par Cromwell), porte ce titre éloquent : Sad Pavan for these Distracted Times (Triste Pavane pour ces temps troublés)...

H. H.