Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
V

ville (suite)

La dimension des villes est limitée par la difficulté des approvisionnements. En Europe occidentale, à la fin du xviiie s., la plupart des centres ont des populations comprises entre 2 000 et 10 000 habitants. Une cité de 20 000 ou de 30 000 âmes est déjà importante. Pour excéder cette dimension, il faut que la ville reçoive par mer ou par fleuve des produits de toute une vaste région et qu’elle tire de fonctions religieuses, politiques et parfois commerciales des revenus exceptionnellement élevés.

Dans la plupart des cités traditionnelles, la base économique, c’est-à-dire ce qu’on offre en échange des denrées alimentaires indispensables, est fournie pour partie par les prélèvements effectués au titre de la rente foncière, de la dîme et de l’impôt, et pour partie par les articles manufacturés et les services, dont ces cités se réservent le monopole. Selon les lieux, selon les civilisations, la part faite à chacune de ces sources de revenus est variable : la ville antique tire beaucoup de son rôle administratif, de son activité commerciale aussi ; la cité médiévale est souvent née autour d’un évêché ou d’une abbaye, mais elle doit de plus en plus sa richesse et son dynamisme à ses ateliers et à ses activités d’échange. À l’aube des temps modernes, le prélèvement foncier se renforce paradoxalement dans une bonne partie de l’Occident : la ville devient la résidence de l’aristocratie, et la bourgeoisie immobilise ses richesses en domaines. Dans les pays d’Orient, en Turquie, en Iran, en Inde, en Chine, au Japon, l’impôt et les rentes constituent les ressources essentielles, mais les centres manufacturiers sont nombreux : le textile, le travail des métaux dans l’Orient arabe et en Inde, la soie, la porcelaine en Chine proviennent des villes.

Lorsqu’on cartographie les centres urbains des civilisations traditionnelles, on a quelquefois de la peine à les analyser comme éléments d’un réseau : ils sont trop peu différenciés par leur taille, trop uniformément répartis pour qu’on sente la multiplicité des rapports qu’ils nourrissent entre eux, pour qu’on comprenne qu’ils sont déjà les pôles qui structurent la totalité de l’espace. En fait, la hiérarchisation existe souvent, mais elle demeure discrète : les divers centres urbains effectuent le travail de rassemblement et de traitement de l’information indispensable à la formation d’une aire transparente de part en part. Quel que soit le niveau où elles se situent, ces fonctions mobilisent des effectifs comparables : la population ne varie donc guère en fonction du niveau hiérarchique ; elle traduit souvent davantage la richesse de la campagne proche ou les opportunités commerciales dont le centre peut disposer.

Du xvie au xviiie s., l’expansion européenne dans le monde multiplie partout où elles manquaient les créations urbaines. Les ports de tous les littoraux se trouvent unis par des relations incessantes : l’Ouest européen, les grands ports d’estuaire, les rivages de la mer du Nord s’en trouvent vivifiés. On prend l’habitude d’y faire venir de plus loin les approvisionnements. La population se concentre dans ces métropoles. Pour la première fois, la dimension des cités de l’Occident rivalise avec celle des centres traditionnels de l’Orient proche ou lointain, de la Rome antique, de Byzance, d’Alexandrie, de Delhi, de Pékin, d’Edo (Tōkyō).

La révolution technique complexe par quoi s’amorce la phase de transition à la société postindustrielle a de multiples facettes. Les progrès de la productivité agricole permettent de nourrir une population croissante avec des effectifs stationnaires ou décroissants : la part des citadins augmente progressivement. À la fin du xixe s., cependant, la masse rurale de la plupart des pays industriels demeure notable : elle compte au moins pour le quart du total et, dans la plupart des cas, pour la moitié. Les transports plus faciles autorisent des concentrations beaucoup plus fortes que par le passé : autour des bassins houillers, on voit déjà s’épanouir de gigantesques conurbations. L’Angleterre en offre les premiers exemples dans ses pays noirs. La Ruhr en Allemagne, le Borinage en Belgique, le Nord et la région de Saint-Étienne en France, certaines régions des Appalaches autour de Pittsburgh se développent sur des principes analogues. Dans tous ces cas, l’accumulation humaine ne doit cependant pas faire illusion : les régions créées manquent, pour être vraiment urbaines, de la diversité des activités, de la multiplicité des services, à quoi on lit l’épanouissement de la civilisation citadine.

Dans la mesure où il demeure indispensable de desservir une population dispersée fort nombreuse, la répartition des centres ne peut se faire au hasard. Les possibilités nouvelles de concentration ne sont pas exploitées au maximum. Une bonne part des citadins se trouve répartie entre les divers échelons de la hiérarchie des centres, qui assurent aux ruraux la commercialisation de leurs produits et la fourniture de tout ce dont ils ont besoin. Les métropoles régionales, les capitales ne comptent encore qu’une fraction assez modeste de la population urbaine.

Avec la poursuite de l’évolution technique, les données changent : il n’y a plus beaucoup d’actifs dans les campagnes, si bien que les villes vivent surtout des services qu’elles se rendent entre elles. Les réseaux régulièrement organisés se défont. Là où ils n’ont jamais existé, dans le Nouveau Monde, l’image qu’offre le monde urbain est celle d’un semis très irrégulier, avec des zones de concentration massives : en Californie, plus de la moitié de la population est concentrée dans les aires métropolitaines de San Francisco, de Los Angeles et de San Diego. Si l’on tient compte des agglomérations qui gravitent à proximité immédiate, on arrive au total à près des trois quarts.

Mais peut-on encore parler de villes ? C’est là que les conséquences des progrès des moyens de communication sont les plus spectaculaires : les espaces urbanisés s’étendent sur des centaines de kilomètres carrés, jusqu’à recouvrir de véritables régions. Les centres anciens dépérissent, cependant que les grandes surfaces et les quartiers d’affaires prolifèrent dans les secteurs les mieux desservis des périphéries. Les coûts de congestion finissent par arrêter la croissance de ces aires : il n’est pas possible d’arriver, dans une grande nation, à la concentration absolue. Mais les aires urbaines s’alignent volontiers le long d’axes bien desservis, sous la forme de mégalopolis : de Boston à Washington aux États-Unis, de Tōkyō à Ōsaka au Japon.