Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
V

Victoria Ire (suite)

Un régime exceptionnel

À son avènement, Victoria est encore fort inexpérimentée et c’est le Premier ministre, lord Melbourne, qui complète son éducation politique (Léopold Ier de Belgique exerce aussi une grande influence sur sa nièce). Au cours de cette phase, toutes ses sympathies vont aux whigs, au point qu’elle crée un petit scandale en 1839 : c’est l’épisode connu sous le nom d’« affaire des dames d’honneur », ou Bedchamber crisis. En effet, Victoria est si entichée des whigs qu’elle refuse d’accepter dans la Maison de la reine des dames d’honneur tories, et, devant le caprice de la reine, les conservateurs doivent renoncer en mai 1839 à former le gouvernement (v. libéral britannique [parti] et conservateur [parti]). Le « cher Melbourne » redevient alors Premier ministre. D’autre part, la reine contrôle de très près la politique extérieure, annote toutes les dépêches, fait connaître son avis au secrétaire d’État au Foreign Office.

Victoria fait preuve d’un patriotisme exigeant, pointilleux, allant jusqu’au chauvinisme, qui ne se démentira pas d’un bout à l’autre du régime. Au contraire même, avec le développement de l’impérialisme (v. Empire britannique) à la fin du siècle, son jingoïsme ne fera que se renforcer, et il faut voir là une autre source de popularité : les sentiments de la reine coïncident exactement avec ceux de ses sujets. Par contre, Victoria déteste l’un des champions de ce patriotisme, Palmerston*, qui domine le Foreign Office pendant un quart de siècle et à qui elle reproche ses allures cassantes et ses méthodes personnelles : c’est elle qui en 1851 exige son renvoi après qu’il a décidé sans lui en référer de féliciter Louis Napoléon Bonaparte pour le coup d’État du 2 décembre.

Sur le plan intérieur, Victoria suit toutes les affaires, donne à chaque occasion son point de vue, procède avec grand soin et avec un exclusivisme jaloux à toutes les nominations qui dépendent de la Couronne (armée, marine, Église, fonctions de cour, Chambre des lords). Quant au choix des ministres, des hauts fonctionnaires, des ambassadeurs, qui dépendent du Premier ministre, elle fait connaître sans équivoque ses sentiments, et plus d’une fois il faut reculer devant son veto.

La partie heureuse de sa vie s’achève brutalement en 1861 lorsque le prince consort meurt de la fièvre typhoïde. Albert, personnage réfléchi, laborieux, passionné de musique et de science, sérieux jusqu’à la pédanterie, s’était montré un conseiller souvent avisé, à l’influence modératrice, et surtout il avait entouré la reine d’affection et de dévouement. Sa disparition est pour elle un coup terrible. Inconsolable, Victoria s’enferme dans le veuvage. Désormais, pendant une dizaine d’années, on ne la voit presque plus en public. Elle vit dans la mémoire du défunt — en l’honneur de qui elle fait édifier à Londres l’Albert Memorial et le Royal Albert Hall. Des bruits circulent selon lesquels elle donnerait même dans le spiritisme.

La reine délaisse complètement Londres, qu’elle n’a jamais aimé, pour Windsor et surtout pour les deux châteaux royaux où elle passe le plus clair de son temps, Balmoral dans les Highlands, gentilhommière en faux gothique écossais, et Osborne, demeure néo-Renaissance dans l’île de Wight. Mais elle continue à traiter de là toutes les affaires intérieures et extérieures du royaume. Si son rôle mondain — rôle de cour et de représentation publique — a pratiquement disparu, son rôle politique demeure intact. Toutefois, cet effacement provoque une baisse sensible de prestige. La popularité de la reine est au plus bas. On s’étonne de sa réclusion systématique. On comprend mal l’emprise qu’exerce un serviteur écossais nommé John Brown. Aux alentours de 1870, la désaffection est telle que se dessine un mouvement d’opinion en faveur du républicanisme. Divers clubs républicains naissent dans le pays.

Mais la dévotion à la personne royale subsiste dans les profondeurs. On le voit bien en 1871 lorsqu’une grave maladie du prince de Galles — le futur Édouard VII* — provoque un élan d’émotion qui rejaillit sur la reine. Une fois amorcée, la remontée de prestige s’accentue rapidement, d’autant que la reine recommence à paraître en public. Le culte monarchique atteindra son zénith à deux reprises : d’abord en 1887, lors du jubilé d’or, qui célèbre cinquante ans de règne, puis en 1897, avec le jubilé de diamant, pour le soixantième anniversaire de l’accession de Victoria au trône. C’est alors une débauche de panégyriques, d’hommages, de défilés, associant le pays et l’empire. Devant ces millions de témoignages de loyauté et d’attachement, Victoria se sent comblée.

Dans ces fonctions politiques, elle manifeste toujours les mêmes exigences et la même attention. Depuis longtemps, ses sympathies se sont reportées des libéraux vers les conservateurs. B. Disraeli*, avec qui elle se sent en confiance comme autrefois avec Melbourne, y contribue pour une bonne part, et c’est lui qui, pour la flatter en même temps que pour donner un éclat supplémentaire à la Couronne, fait voter une loi proclamant Victoria impératrice des Indes (1876). Chez la reine se mêlent une volonté de plus en plus têtue de conservation sociale et politique — qui lui fait partager les préjugés, les attachements et les phobies de beaucoup de ses sujets — et un esprit impérialiste.

Après Disraeli, Victoria trouvera de nouveau en Salisbury un Premier ministre conforme à ses inclinations. Par contre, elle poursuit W. E. Gladstone* d’une inimitié insurmontable. Outre son aversion personnelle pour l’homme, elle est fondamentalement opposée à la politique libérale de Gladstone vis-à-vis de l’Irlande, en particulier au Home Rule ; aussi encourage-t-elle en sous-main ses adversaires et torpille-t-elle les projets du gouvernement libéral (dès 1880, elle avait écrit qu’elle « ne consentirait jamais à une monarchie démocratique »). Les dernières années du règne voient certaines difficultés s’amonceler, avec la montée des concurrences sur le plan économique, la radicalisation des problèmes sociaux et la naissance du travaillisme ; sur le plan extérieur, si l’empire fait des progrès considérables, le « splendide isolement » qu’a choisi la Grande-Bretagne révèle ses inconvénients, et la guerre des Boers (1899-1902) [v. Afrique du Sud (république d’)] commence par plusieurs revers cuisants pour le prestige britannique. Néanmoins, quand la reine meurt, le 22 janvier 1901, la victoire est en vue, et la Grande-Bretagne est dans tout l’éclat de sa grandeur.