Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
V

Verne (Jules) (suite)

Un talent de conteur

Quelles sont donc les raisons de la popularité d’une œuvre, en somme, plutôt sinistre ?

Il y en a une principale : c’est que Jules Verne est avant tout un conteur. Il sait merveilleusement raconter une histoire, la construire, ménager les coups de théâtre. On peut le comparer en ce sens à Alexandre Dumas* père. Cette façon de conter produit une curieuse fascination même chez le lecteur le plus moderne (Gagarine avouait à l’auteur de ces lignes qu’il prenait autant de plaisir à lire Jules Verne après son vol dans l’espace qu’avant). Ce talent de rendre présents les êtres et les choses donne une vie particulière aux paysages inconnus : les coins non explorés de la Terre, l’espace interplanétaire, la haute atmosphère aussi, conquise dans Jules Verne d’abord en ballon, ensuite en hélicoptère, enfin en avion (dans la réalité, l’ordre a été un peu inversé, l’hélicoptère ayant suivi l’avion au lieu de le précéder). Dans ces paysages de rêve évoluent des êtres extraordinaires ; dessinés avec couleurs et humour, ils sont d’admirables incarnations romantiques, méprisant les hommes ordinaires, détachés de tous liens avec la société : le capitaine Nemo ou Robur le Conquérant en sont les meilleurs exemples, qui soutiennent la comparaison avec le Satan de Milton :

Ici du moins je régnerai en paix
Loin du tout-puissant que je hais
L’enfer m’est moins rude
Que le ciel et la servitude.


Une vie simple et mystérieuse

On pourrait s’attendre à ce que la vie de Jules Verne annonçât, ne serait-ce que par quelques indices, la genèse de ces personnages extraordinaires, plus extraordinaires que les voyages eux-mêmes. Or, il n’en est rien. La vie de Jules Verne est extrêmement simple, tellement simple qu’elle en devient mystérieuse. Une fugue à onze ans certes, au milieu d’une enfance sévère, mais de banales études de droit et la bohème désargentée d’un fils de famille qui renonce à la carrière d’agent de change ; de vagues essais littéraires ; des débuts dans le théâtre lyrique (comme auteur de livrets d’opérette et secrétaire du Théâtre lyrique) ; un mariage en 1856 avec une jeune veuve. C’est en 1862 qu’il signe, avec l’éditeur Jules Hetzel (1814-1886), un contrat, qu’il tiendra jusqu’à sa mort (et au-delà), pour deux livres par an. Sa réussite est telle et sa puissance de travail tellement fantastique qu’on l’accusera d’employer des nègres ; accusation injuste qui le poursuivra jusqu’à sa mort. En 1903, il écrit : « J’ai également perdu une oreille. Je ne risque donc plus d’entendre que la moitié des sottises et des méchancetés qui courent de par le monde. C’est une grande consolation. » On lui attribue toutefois une crainte maladive des fous. Prémonition ? En 1886, un de ses neveux tire sur lui, à bout portant, deux coups de revolver. Jules Verne en restera boiteux, cessera tout voyage, lui qui sillonnait les mers sur ses yachts toujours plus magnifiques, mais sous l’unique invocation de « Saint-Michel ». C’est, selon l’expression de Pierre Louÿs, un « révolutionnaire souterrain » et neurasthénique qui meurt le 24 mars 1905.


Les interprétations

Cette vie, au vrai, ne révèle rien. Aucune étude ultérieure n’a levé le masque, si tant est qu’il y ait eu un masque. Tout le monde cherche à annexer Jules Verne. Un certain nombre de psychanalystes amateurs ont publié sur lui des études qui font penser à la dure parole de Whitehead : « En analyse, l’illusion est ce que croit le patient et la réalité ce que croit le psychanalyste. » À l’autre extrémité du spectre des idées reçues, l’écrivain soviétique K. Andreïev fait de Verne un marxiste, et c’est tout juste s’il ne lui attribue pas la paternité du Capital. Il aurait dû, cependant, se méfier des conclusions trop hâtives, lui qui cite l’histoire d’un journaliste américain venu à Paris vers 1890 faire une enquête sur Jules Verne. Ce journaliste avait recueilli les cinq « versions » suivantes du romancier : 1o Jules Verne est un voyageur infatigable qui a traversé lui-même les cinq continents et les a explorés en profondeur ; il ne fait que décrire ses propres aventures ; 2o Jules Verne ne travaille qu’en chambre et ne fait que recopier des récits de voyageurs ; 3o Jules Verne est en réalité un Juif polonais, né à Płock, près de Varsovie ; son nom véritable est Iouri Olchewitch, nom d’un arbre qui, en français, se dit verne ; c’est lui qui a écrit l’œuvre d’Alexandre Dumas, notamment les Trois Mousquetaires et le Comte de Monte-Cristo ; 4o Jules Verne est un mythe ; il y a derrière ce « sigle » toute une organisation qui écrit ses livres ; 5o Jules Verne est un vieux loup de mer, mort depuis longtemps. Ses premiers livres ont été publiés par Hetzel, qui, depuis, en fait écrire deux par an. Si ce journaliste revenait de nos jours, il ajouterait facilement à sa liste une bonne centaine d’autres hypothèses sur Jules Verne. En particulier, il ferait état d’un certain nombre de livres récents et d’après lesquels toute l’œuvre de Jules Verne est un cryptogramme géant. Cela rappelle les hypothèses d’après lesquelles les pièces de Shakespeare auraient été écrites par Francis Bacon. L’humoriste anglais A. A. Milne, de son côté, a émis l’hypothèse d’après laquelle Shakespeare a écrit non seulement les pièces de Shakespeare, mais aussi, pour le compte de Francis Bacon, qui était complètement illettré, le Novum Organum. De même, on pourrait dire que Jules Verne a écrit non seulement l’œuvre de Jules Verne, mais encore une grande partie de la littérature mondiale : ses imitateurs comme ses disciples ne se comptent plus.


L’influence

On peut, évidemment, émettre de nombreuses supputations sur ce que Verne aurait pu écrire s’il n’avait pas été orienté par Hetzel vers la jeunesse et le Magasin d’éducation et de récréation. Mais l’œuvre de Jules Verne se suffit à elle-même et elle a changé le monde aussi bien directement qu’indirectement. C’est un de ses disciples allemands, Kurt Lasswitz (1848-1910), qui, dans une de ses nouvelles de science-fiction, Le diable qui emporta le professeur, a contribué à donner à Einstein l’idée de la théorie de la relativité. Sur le plan de l’invention pratique, Jules Verne a inspiré et inspire encore, notamment en Union soviétique, des milliers d’ingénieurs. Simon Lake, qui perfectionna les sous-marins, Alberto Santos-Dumont, qui se passionna pour les dirigeables, Édouard Belin, qui inventa la transmission des images à distance, Juan de La Cierva y Codorníu, qui créa l’autogire, ont reconnu avoir puisé leur inspiration ou leur passion chez Jules Verne ; il en est de même des explorateurs George Hubert Wilkins, Norbert Casteret, William Beebe, Richard Evelyn Byrd et bien d’autres. Tolstoï et Tourgueniev l’admiraient. Jules Verne fit rêver K. E. Tsiolkovski, le père de l’astronautique. Mais, si le monde a changé grâce à lui, il a surtout laissé un univers de rêve plus beau que le réel. Il suffit de comparer la brève vision qu’ont de notre satellite les passagers de l’obus lunaire avec les tristes espaces morts découverts par les astronautes de 1969 pour être convaincu de la supériorité du monde de Jules Verne.

J. B.