Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
V

Verlaine (Paul) (suite)

On est souvent injuste pour la Bonne Chanson (1870), recueil qui, dans son principe, fut formé d’un choix des poèmes adressés par Verlaine à sa fiancée Mathilde Mauté. Pour qui connaît la suite de ces existences, s’y inscrit l’annonce d’un échec pathétique et inévitable. Le livre est sauvé par quelques pures chansons aériennes que Hugo n’aurait pas désavouées :
Avant que tu ne t’en ailles,
Pâle étoile du matin,
— Milles cailles
Chantent, chantent dans le thym —

Dans les Romances sans paroles (1874), en partie écrites sous l’influence de Rimbaud, les « Ariettes oubliées » représentent l’extrême tentative de Verlaine pour parvenir à une « poésie objective », cousine au moins de celle à laquelle visait son ami. Dans la suite (« Paysages belges », « Birds in the Night », « Aquarelles »), paroles et descriptions reparaissent, et Verlaine, dans une veine voisine de celle des peintres impressionnistes, donne la formule d’un art où, comme le dira l’Art poétique (1874, publié en 1884), « l’indécis au précis se joint ». Mais c’est bien l’expérience vécue des années 1871-1873 qui se reflète dans ces poèmes.

Sagesse (1881) a longtemps été considéré comme le chef-d’œuvre de Verlaine, et une telle opinion reste soutenable (même si certains préfèrent Romances sans paroles). Le recueil est né, pour une part, du démembrement de Cellulairement, qui contenait les pièces composées à la prison des Petits-Carmes à Bruxelles et durant la détention à Mons. L’œuvre fut poursuivie à Stickney, à Arras ; certaines pièces doivent même dater de Rethel et de Coulommes, donc d’une période où le poète était retourné à ses habitudes d’intempérance et de débauche. Il n’est donc pas surprenant que le volume manque d’unité. Les moins bonnes parties du livre sont envahies par le didactisme et par la prose. Mais les poèmes de la suite Jésus m’a dit... (II, iv) comme la suite (III, ii) : Du fond du grabat / As-tu vu l’étoile..., qui se termine par « Est-ce vous, Jésus ? », forment un admirable ensemble ; le poète y vit intensément sa foi en un Dieu qui est aussi une personne.

Mallarmé ne s’y était pas trompé, qui écrivait : « Là, en un instant principal, ayant écho en tout Verlaine, le doigt a été mis sur la touche inouïe qui résonnera solitairement, séculairement. »

La « rentrée » littéraire de Verlaine à la fin de 1884 fut marquée par Jadis et Naguère, paru chez Vanier. On y trouve des Vers jeunes, provenant du manuscrit des « Vaincus », une comédie en vers, les Uns et les autres, prolongement dialogué des Fêtes galantes. Les poèmes les plus frappants sont les contes diaboliques empruntés à Cellulairement, en particulier Crimen amoris, qui transpose en une somptueuse allégorie orientale l’aventure avec Rimbaud :
Dans un palais, soie et or, dans Ecbatane...
Des poèmes d’impressions ou d’aveux y figurent : « Kaléidoscope », « Vers pour être calomnié ». D’autres indiquent déjà l’affaiblissement du sens critique.

Amour, paru en 1888, est également composite : il est fait de pièces provenant de Cellulairement, de dédicaces avec le lamento de Lucien Létinois inspiré à Verlaine tant par le souvenir des pièces « À Villequier » des Contemplations que par l’In memoriam de Tennyson.

Au mois d’août 1887, Verlaine écrivait à Charles Morice : « Parallèlement est le déversoir, le « dépotoir » de tous les « mauvais » sentiments que je suis capable d’exprimer. » Cet inquiétant programme ne fut que trop bien rempli. Verlaine, visant à un succès de scandale, mettait la magie incantatoire au service des pires faiblesses de la chair. Après avoir placé au début du recueil paru en 1889 les sonnets « baudelairiens » des Amies, il avouait sans fard sa préférence pour les amours homosexuelles. Mais c’est là peut-être qu’il s’est raconté avec le plus de lucidité. Avec Femmes (1890) et Hombres (1904), il a fait mieux ou pire. Pour Dédicaces (1890), momentanément brouillé avec Vanier, il se fit son propre éditeur. Ce recueil est intéressant par la variété du ton ; par un étonnant mimétisme, Verlaine adapte chaque pièce au tempérament du souscripteur. Les vers à la mémoire de Villiers de L’Isle-Adam ou de Rimbaud (dont on avait, à tort, annoncé la mort) sont parmi les plus beaux qui soient sortis de sa plume.

Durant les six années qui lui restent à vivre et alors que, pour reprendre la vigoureuse expression de Tristan Corbière, il « parle sous lui », Verlaine va publier une masse de vers égalant en quantité son œuvre antérieure. D’abord Bonheur, recueil auquel il travaillait depuis 1887, publié en juin 1891 et qui, dans son esprit, devait, avec Sagesse et Amour, constituer une trilogie. Mais il est beaucoup plus faible que les deux autres volumes.

Liturgies intimes (1892) est un travail fait sur commande pour la revue le Saint-Graal. Il montre au moins que Verlaine était demeuré sensible aux somptuosités du culte catholique.

Jusqu’à la fin, Verlaine, vendant ses poèmes à Vanier un par un, demeura un habile artisan du vers. Mais l’atmosphère de lourde sensualité, de vulgarité, de grossièreté même des derniers recueils (Chansons pour elle, 1891 ; Odes en son honneur, 1893 ; Dans les limbes, 1894 ; Chair, 1896) est souvent insupportable. De minces anecdotes, des pitreries de vieux clown obscène dissimulent mal l’absence de pensée.

Les injures posthumes collectionnées par Vanier, publiées sous le titre Invectives (1896), n’ajoutent rien à sa gloire. Mais déjà, au début des Liturgies intimes, Verlaine avait placé un étonnant contre-hommage « À Charles Baudelaire » qui était presque un reniement. Toute cette production est le reflet de l’univers d’impulsions élémentaires où l’alcoolisme habituel avait plongé le poète.

Verlaine est un médiocre prosateur (sauf dans les Poètes maudits [1884], où il s’est astreint à quelque rigueur d’expression). Ses œuvres en prose comprennent : le Voyage en France par un Français (vers 1880) ; Nos Ardennes (article du Courrier des Ardennes, 1882-83) ; les Poètes maudits (1re série, 1884 ; 2e série, 1888), où Verlaine s’est peint lui-même sous l’anagramme de « Pauvre Lélian » ; les Hommes d’aujourd’hui (1885-1893) ; Louise Leclercq, Pierre Duchatel et les Mémoires d’un veuf (1886) ; Histoires comme ça (1888-1890) ; Gosses (1889-1891) ; Mes hôpitaux et Souvenirs (1891) ; Mes prisons et Quinze Jours en Hollande (1893).