Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
V

Verhaeren (Émile)

Poète belge d’expression française (Sint-Amands 1855 - Rouen 1916).


Né à Sint-Amands sur l’Escaut, entre Gand et Anvers, Émile Verhaeren fit des études de droit à l’université de Louvain, mais devait consacrer toute son activité à la littérature. Son premier recueil, les Flamandes, paraît en 1883 et est suivi, trois ans plus tard, des Moines, publiés à Paris par l’éditeur parnassien Alphonse Lemerre. Ses principales œuvres en vers seront la trilogie des Soirs, des Débâcles et des Flambeaux noirs (1888-1891), les Campagnes hallucinées (1893), les Villages illusoires, les Villes tentaculaires (1895), les Visages de la vie (1899), les Forces tumultueuses (1902), la Multiple Splendeur (1906), Toute la Flandre (1904-1911) et la trilogie des Heures (de 1896 à 1911). Il a écrit pour le théâtre les Aubes, le Cloître, Philippe II et Hélène de Sparte (de 1898 à 1912), et publié plusieurs volumes de critique d’art et d’impressions de route. Il avait fait, notamment à Londres et en Allemagne, des voyages, dont sa poésie garde diverses traces, et fut invité en Russie en 1913. Il était venu habiter Paris, où le surprit la guerre de 1914 (celle-ci lui inspira les poèmes des Ailes rouges de la guerre). Il périt tragiquement en 1916 à la gare de Rouen.

Voilà un demi-siècle que ces chemins de fer qu’il avait chantés tuèrent l’homme dont les vers avaient proclamé plus haut que ceux de tout autre le fait royal de vivre, et déjà tant de choses dont son enthousiasme se nourrissait sont mortes, tant d’espoirs qu’il agitait comme des drapeaux ont été tristement déchirés... Le monde ne vibre plus aux mots dont s’exaltait le poète, même s’il regrette obscurément de ne plus pouvoir y vibrer... C’est pourquoi une lecture de Verhaeren ne va pas aujourd’hui sans mélancolie, à moins qu’elle ne réveille en nous la persistance enfouie d’un élan fondamental. Un tel élan, qui est celui même de la vie, anime cette œuvre du début à la fin ; aussi l’essence de celle-ci doit-elle être cherchée avant tout dans l’évolution de son dynamisme de base. Ce dynamisme avait certes frappé d’emblée et séduit ses innombrables lecteurs, mais ceux-ci l’accueillaient en qualité de message, alors qu’il nous apparaît surtout aujourd’hui comme la condition psychologique expliquant l’originalité d’une poésie : non pas dynamisme visionnaire à la Hugo ou tendant au prêche inspiré comme celui de Whitman* — tenant certes un peu des deux, mais particulier dans son fond même en tant qu’afflux d’images traduisant la véhémence d’une sensibilité. Des Flamandes à la Multiple Splendeur transparaît sous la diversité des sujets l’unité vécue d’un drame du moi affronté au monde, drame qui se pose, se noue et se résout dans un irrésistible mouvement. C’est que Verhaeren fut un lyrique au sens plénier du terme, c’est-à-dire un homme qui demande à la parole poétique de marquer les étapes du dévoilement de son être. On a parlé à son propos de pessimisme et d’optimisme, de violence et de bonté, d’hallucination, de neurasthénie, d’emphase triomphaliste, et tout cela est vrai, mais chaque fois pour une part et dans un moment de son œuvre. Ce qui se révèle pour l’ensemble et à tout instant, c’est le caractère de paroxysme qui se manifeste aussi bien dans la dépression que dans la victoire. Le poète s’est défini lui-même un jour par les mots apparemment contradictoires de fragile et de violent. S’il a tant affirmé la force, n’était-ce pas parce que sa sensitivité extrême avait besoin d’une attitude de puissance, voire d’agressivité, pour se mettre à l’abri de quelque native angoisse ? Il a parlé de ses cauchemars d’enfant... Comme chez son compatriote Maeterlinck*, une panique première devait être chez lui masquée, surmontée, enfin transformée, et si pour l’un le rôle guérisseur fut joué par la raison, pour l’autre il le fut par le déploiement à la fois spontané et voulu d’un dynamisme d’images. L’imagination, une imagination fortement picturale et concrète, fut en effet chez Verhaeren, à côté du dynamisme, une donnée primordiale. Cela ne signifie pas seulement que sa poésie se chargera de notes énergiques et colorées, mais que c’est à des réalités extérieures que sa sensibilité empruntera à chaque pas les termes dans lesquels se poseront, puis se résoudront ses problèmes. Sa phase de névrose inquiète collera aux brumes de Londres de la même façon que telle période d’exaltation joyeuse fleurira dans des promenades campagnardes, sans qu’on puisse décider lequel des deux éléments, l’externe ou l’interne, en était responsable.

Ses Flamandes ne furent pas un cahier de croquis naturalistes, mais bien une figuration où il forçait certains aspects entrevus à extérioriser son rêve de vigueur et de santé, et les « moines » un peu fabuleux de son second recueil projetteront à leur tour des symboles de son propre appétit de grandeur. Mais bientôt, par trop de liberté, l’imagination, abandonnant ses premiers domaines d’expansion, se révèle dangereuse, et ce seront les livres de ce qu’on a appelé la période de crise. N’arrivant à contrôler ni les élans de son effervescence mentale, ni sa réception trop aiguë des dehors, le poète est débordé par une sombre fantasmagorie, dont, cependant, tous les germes proviennent de la réalité perçue — trop vivement perçue : la violence même qu’il a cherchée dans ses images de mouvement leur donne à ses propres yeux un aspect agressif, et ce retour de manivelle le trouve désemparé. Cela nous vaudra sa trilogie noire ainsi que la partie la plus originale, sinon la plus maîtrisée de sa création : les Bords de la route, les Apparus dans mes chemins et les Campagnes hallucinées, où il ramasse toute sa panique (est-ce pour l’expulser ?) dans quelques « chansons de fous », dont certaines sont des chefs-d’œuvre. Les Villages illusoires montrent le pilote en train de ressaisir la barre et d’orienter à une raison son délire. La bourgade du bord de l’Escaut reparaît ici, plus concrètement vue que dans le précédent recueil ou dans les Flamandes, avec son paysage, son climat, ses types et ses métiers ; mais le cordier, le forgeron, le passeur d’eau, amplifiant les gestes vrais de leur travail, deviennent symboles, en puisant dans la pensée du poète des significations qui les transportent bien loin de leur littéralité sans leur rien enlever de leur suggestive apparence. Ces poèmes aux dessous riches et complexes trahissent chez leur auteur l’éveil de préoccupations qui touchent aux démarches les plus générales de l’esprit humain, et-voici se dessiner le tournant qui fera passer le poète de ses hantises toutes personnelles et presque organiques à de larges et hautes perspectives. Ayant ainsi épuisé et finalement transcendé les fantasmes rustiques, Verhaeren va être happé par les « villes tentaculaires ». Ce nouveau thème lui servira une fois de plus à se découvrir soi-même en vivant un décor, mais le rêve auquel donne figure la puissance des cités modernes, de leurs foules et de leurs industries n’est plus seulement le sien. L’ensemble des destins terrestres envahit sa méditation, nourrie de grouillants tableaux, et c’est dans les Visages de la vie que ces fruits inattendus vont mûrir. Livre capital non seulement par la maîtrise technique, qui y conduit d’amples symphonies, mais par l’accession de l’homme à la pleine possession de soi en même temps qu’à une vue sereinement pathétique de la totalité de la vie. Ses forces internes ne sont plus contrariées ni déconcertées, mais s’épanouissent dans une communion avec les forces du dehors, et, l’« âme élargie », accueillant et accueilli, il se connaît lyriquement par l’abandon passionné qui lui fait connaître l’universel. Ainsi délivré du tourment de soi, il pourra désormais se faire affectueusement attentif à l’intimité de la plus humble chose, et, dans Almanach, les Petites Légendes et ailleurs encore, il retournera à sa campagne qui n’a plus rien d’halluciné ni d’illusoire et où l’attendent de doux étonnements demeurés frais. Ce Verhaeren-ci complète bien plutôt qu’il ne contredit l’homme des grands horizons, lequel continue à s’affirmer des Forces tumultueuses aux Rythmes souverains.