Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
V

Venise (suite)

La Renaissance de la maturité

Le fait le plus marquant des premières années du xvie s. est la révolution introduite dans la peinture par la brève carrière de Giorgione*. L’auteur de la Tempête fait de la couleur un langage intime, d’une poésie rêveuse. Le « giorgionisme » touche la plupart des peintres vénitiens de cette époque : Jacopo Nigretti (1480-1528), dit Palma le Vieux, auteur de paisibles « conversations sacrées » et de la Sainte Barbe entre quatre saints de Santa Maria Formosa ; Sebastiano Luciani (1485-1547), dit Sebastiano del Piombo, qui a plus de puissance, comme en témoignent les figures des portes d’orgue à San Bartolomeo et la pala de San Giovanni Crisostomo, peintes avant le départ de l’artiste pour Rome et son entrée dans le cercle de Raphaël* ; le vieux Giovanni Bellini et le jeune Titien* ; d’autres encore, moins connus...

Pour voir l’architecture se dégager des traditions du quattrocento, et gagner en ampleur ce qu’elle peut perdre en délicatesse, il faut attendre l’arrivée du Florentin Jacopo Sansovino*. Le palais Corner della Ca’Grande, qu’il élève en 1537 sur le Grand Canal, montre déjà comment il a su adapter le répertoire classique au goût vénitien. Devenu l’architecte officiel de la République, il conçoit en 1536 le fastueux décor que formeront, sur la Piazzetta, la « loggetta », habillant avec grâce la base du campanile de Saint-Marc, et la Libreria, dont les ordres superposés et les arcades à la romaine contrastent avec le robuste appareil de la Zecca (palais de la Monnaie). Sculpteur lui-même, d’un maniérisme tantôt élégant, tantôt plus déclamatoire (statues de Mars et de Neptune, dites « des Géants », ajoutées à l’escalier extérieur du palais des Doges), Sansovino dirige un vaste atelier de sculpture pour la décoration de ses bâtiments. On y trouve notamment Alessandro Vittoria (1525-1608), maniériste raffiné dans les stucs de l’escalier de la Libreria, dans ceux de la « scala d’oro » du palais des Doges et dans ses petits bronzes, mais d’un naturalisme vigoureux quand il sculpte en marbre le saint Jérôme des Frari, celui de San Zanipolo, des bustes de patriciens et de doges.

Dans le décor urbain du xvie s., la scénographie solennelle de Sansovino peut faire place à l’expression d’une tendance plus classique. Architecte de Vérone, et spécialiste des fortifications, Michele Sammicheli (1484-1559) donne à Venise deux exemples de son style mâle en élevant sur le Grand Canal le palais Corner-Mocenigo, dont le soubassement à bossages servira de modèle à ceux des palais baroques, et le palais Grimani, d’une majesté romaine, rythmé par l’alternance de ses baies rectangulaires et cintrées. Si Vicence et les villas patriciennes de Vénétie résument l’œuvre profane d’Andrea Palladio*, à Venise, l’illustre architecte a marqué de sa personnalité des édifices religieux dont l’inspiration abstraite peut paraître étrangère au génie local : l’harmonieux sanctuaire du Redentore, San Giorgio Maggiore, où le cloître et le réfectoire ont précédé la reconstruction de l’église. C’est un disciple peu imaginatif de Palladio, le théoricien Vincenzo Scamozzi (1552-1616), qui, à partir de 1584, élèvera sur le côté sud de la place Saint-Marc les Procuratie Nuove, reproduisant l’ordonnance de la Libreria avec un étage supplémentaire. Il y a plus d’originalité chez Antonio Da Ponte (v. 1512-1597), qui restaure le palais des Doges après l’incendie de 1577, achève le puissant bâtiment des Prisons et reconstruit en 1588 le célèbre pont du Rialto, hardi et mouvementé.

À l’intérieur du palais des Doges, les salles refaites alors (du Collège, du Sénat, du Grand Conseil, du Scrutin), avec leurs opulents plafonds de bois sculpté et doré, accueillent les compositions de peintres qui ont depuis longtemps délaissé le giorgionisme pour des programmes plus amples. C’est par une conception particulière de la couleur que l’école vénitienne, isolée en Italie, échappe presque entièrement à l’empire du maniérisme, qui ne peut guère revendiquer que la fantaisie brillante d’Andrea Meldolla (v. 1510-1563), dit le Schiavone, de Zadar, ou le style tendu de Gian Antonio de’ Sacchis (v. 1483-1539), dit le Pordenone. Cette conception préside à la longue carrière de Titien*, dont le succès international explique qu’il ne soit plus représenté à Venise que par ses grands tableaux religieux, ou par des ouvrages tels que le plafond de la Libreria, décoré sous sa direction. L’œuvre du Tintoret* s’inscrit au contraire dans un cadre typiquement vénitien, celui du palais des Doges, des églises, des Scuole. La sincérité de sa foi s’exprime dans un langage dramatique, où la force du coloris n’est pas absorbée par le contraste de l’ombre et de la lumière. C’est la Venise patricienne que reflète le monde fastueux du Véronèse*, avec ses architectures inspirées de Sansovino, ses perspectives hardies, son coloris lumineux. Des peintres de second rang ont travaillé à l’ombre de ces trois maîtres : Paris Bordone (1500-1571), auteur de bons portraits et du tableau illustrant d’une manière savoureuse la légende du pêcheur remettant au doge l’anneau de saint Marc (à l’Académie, provenant de la Scuola di San Marco) ; Bonifazio De Pitati (1487-1553), court de souffle, mais narrateur agréable quand il introduit la représentation de la société vénitienne dans des compositions telles que le Festin du mauvais riche (Académie). Lorenzo Lotto* est au contraire un indépendant, très original par sa sensibilité inquiète, sa facture vive et son coloris froid. Conçue pour glorifier l’histoire et les institutions de Venise, la nouvelle décoration du palais des Doges a employé une cohorte de peintres dont les compositions encombrées sont d’un style un peu laborieux, issu de Titien, du Véronèse, de Jacopo Bassano* et surtout du Tintoret. Avec Domenico Tintoretto, fils du maître, Francesco et Leandro Bassano*, d’autres encore, figure ici le fécond Iacopo Palma le Jeune (1544-1628), dont beaucoup de tableaux d’églises pèchent par un coloris lourd, mais qui réveille l’intérêt avec le cycle narratif de l’oratoire des Crociferi.