Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
V

Vega Carpio (Felix Lope de) (suite)

Entre 1610 et 1614, Lope multiplie les comédies d’ambiance rustique. Il fait l’apologie des bâtards, des cadets et des paysans aisés des gros bourgs. Pour son effet, il ne craint pas d’altérer les données de l’histoire et de la légende. Citons La fortuna merecida, La ventura sin buscalla, Los hidalgos de aldea, La Arcadia, Las famosas asturianas (les Célèbres Asturiennes), El bastardo Mudarra, Las almenas de Toro, La villana de Getafe, La Victoria de la honra, La limpieza no manchada. Le thème sous-jacent, c’est que la vertu, le courage et l’honneur ne sont pas les privilèges des nobles et de leurs héritiers ; au contraire, l’intégrité chez l’homme, la chasteté chez la femme se sont réfugiées dans les campagnes et les montagnes, loin des palais, loin de la Cour. Trois chefs-d’œuvre datent de ce temps : Fuenteovejuna, Peribáñez y el comendador de Ocaña (Peribáñez et le commandeur d’Ocaña), El villano en su rincón. Et c’est encore une chaumière, cette fois divine, que Lope célèbre dans son roman Los pastores de Belén.

Or, la conjoncture politique et sociale explique cette soudaine floraison du thème rustique. Madrid est envahie par une horde d’hidalgos ruinés en quête d’une charge. Les autorités tentent de les chasser, multiplient les édits et les bans. Les campagnes désertées ne produisaient plus. On exalte alors dans l’opinion publique les paysans aisés, vieux-chrétiens, maires de leurs villages et chefs des congrégations religieuses locales. Seuls ces cadres pourraient retenir le laboureur aux champs... et assurer le paiement de leurs rentes aux citadins qui, depuis quelque temps, investissent leur argent dans la propriété foncière aux alentours des grandes villes, de Madrid et de Tolède notamment. L’intérêt de l’État et l’intérêt de la bourgeoisie coïncident. Quelques années auparavant, Lope de Vega prônait l’alliance de la monarchie et du menu peuple madrilène ; il fait écho maintenant à une autre option politique ; ce petit-fils de paysan vibre d’émotion quand il évoque la vie des champs, qu’il n’a jamais connue et qu’il imagine idyllique et heureuse. Or, une fois de plus, l’opinion est en retard sur l’événement. La crise économique du tournant du siècle a provoqué la ruine irréversible de l’agriculture ; les défaites militaires sur mer et sur terre ont paralysé l’économie. L’Espagne n’est plus peuplée que de fantômes, comme dit l’un des contemporains, de parasites, dirions-nous aujourd’hui avec la plus grande injustice. Mais ces fantômes et ces pique-assiette jouent admirablement la comédie du bonheur.

Lope, pour ne point heurter la noblesse, qui est présente dans le corral, situe prudemment ces pièces au Moyen Âge ; il invente des drames d’honneur entre les paysans aisés, dont les filles sont maltraitées, et leurs seigneurs, des commandeurs d’ordre militaire, tenus au célibat et soustraits à l’obédience royale. Aussi bien, quand les vassaux réclament l’intervention du roi et leur transfert de la juridiction seigneuriale à la juridiction royale, l’auteur, au nom du menu peuple, suggère que l’on étende les pouvoirs des juges civils pour en finir avec l’arbitraire des puissants.

Entre 1613 et 1622, le public madrilène prend de l’âge et de la pondération. Les belles maisons des nouveaux quartiers où il se loge, avec leurs balcons grillés, ne se prêtent pas aux enlèvements ; les rues plus larges ne se prêtent pas aux scandales ou aux guets-apens. L’honneur, entendez l’honorabilité, fait la préoccupation des pères de famille, qui tendent une oreille attentive aux digressions morales et aux thèmes religieux. Lope de Vega lui-même veut se ranger ; il devient prêtre. De cette époque datent ses Rimas sacras, Los triunfos de la fe en los reinos del Japón por los años de 1614 a 1619 et toute une série de comédies de saints : La juventud de san Isidro, La niñez de san Isidro, San Diego de Álcala. D’autres pièces, dans le genre profane, nous content des histoires certes toujours piquantes et ingénieuses, mais leurs intrigues posent des problèmes de conduite du type de ceux qu’un prêtre intelligent et indulgent est amené à résoudre dans le secret du confessionnal. Citons La dama boba (La fille sotte), Sembrar en buena tierra, La discreta venganza, Quien todo lo quiere. Entre ces comédies se détachent par la qualité El perro del hortelano (le Chien du jardinier), Amar sin saber a quién (Aimer sans savoir qui), El caballero de Olmedo (le Cavalier d’Olmedo).

La période qui va de 1621 à 1630 coïncide avec les premières années du règne du Philippe IV et du gouvernement du comte-duc d’Olivares. Lope n’a pas l’oreille de la Cour. La nouvelle classe dirigeante, qui s’appuie sur les intérêts financiers de la périphérie, tente — en vain d’ailleurs — de redresser la situation : elle rejette d’un même mouvement la noblesse oisive de la Cour et ses serviteurs, qui, sous le couvert de la religion et de leur ascendance de vieux-chrétiens, condamnent le commerce et le trafic de l’argent. Au début, Lope fait la leçon au roi et tente d’infléchir sa politique : El vellocino de oro, La mayor virtud de un rey et surtout l’excellente pièce El mejor alcalde, el rey (le Meilleur Alcade, c’est le roi). Sa veine religieuse se manifeste encore avec le recueil Triunfos divinos et deux pièces édifiantes, La vida de san Pedro Nolasco et Los trabajos de Jacob. Les comédies profanes sont de plus en plus sérieuses et hautement morales : El marido más firme (il s’agit d’Orphée), El poder en el discreto, El premio de bien hablar, La moza de cántaro. On en appelle à la justice du roi, serait-elle cruelle, contre ses favoris et l’on invoque l’exemple de Pierre Ier. Lo cierto por lo dudoso semble même inviter le souverain à plus de retenue dans ses amours parallèles. C’est aussi le temps où Lope publie de grands poèmes héroïques édifiants, où les dieux, les demi-dieux, les déesses et les nymphes se comportent très humainement, mais aussi avec une suprême dignité : La Circe, La Andrómeda, La Filomena.