Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
V

Valle-Inclán (Ramón María del) (suite)

À la base de cette vision du monde et de cette œuvre, il y a une unité relationnelle, l’esperpento : l’affrontement grotesque d’un homme déjeté, un rebut, et du monde fardé et dégradé ; leur mêlée frénétique provoque l’épouvante-pour-rire. À partir de cette unité qui lui sert de maille, Valle-Inclán tisse son discours selon deux « modèles », deux types d’assemblage aux conventions fixes : le roman (ou la nouvelle) et la comédie (ou la farce). Aussi bien, il transpose aisément son texte d’un système dans l’autre (La cabeza del Bautista, nouvelle macabre de 1924, devient pièce de guignol dans le Retablo). Sur l’une ou l’autre de ces deux trames sont implantés des morceaux de bravoure proprement lyriques : Valle-Inclán évoque poétiquement l’ambiance dans de longues didascalies, ou bien il invoque les puissances spirituelles. Là, son génie se donne libre cours ; la lettre précède la pensée et devance la vision bien plus qu’elle ne les exprime. La composition cubiste-expressionniste des tableaux mis en scène met en valeur le cri, l’imprécation, l’adoration, l’injure, la prière, la bénédiction, la malédiction et le blasphème. Puis, comme dans une troisième étape, Valle-Inclán coupe et coud ensemble les épisodes romanesques et/ou les péripéties dramatiques avec les couplets lyriques, en se pliant aux exigences intérieures propres à l’ouvrage mis sur le chantier. Parfois, romans, comédies, farces, esperpentos et même poèmes isolés s’organisent en cycles et se rangent dans des groupes, soit esquissés, soit achevés. Citons La España tradicional, qui raconte les guerres du paysan contre le meunier et le notaire, les Mémoires du marquis de Bradomín, avec son héros satanique, fléau des communautés ou des sociétés faussement idylliques, les Comédies barbares, où le héros sacrilège et incestueux s’efforce de déclencher la colère de Dieu afin de vérifier son existence, les « farces » ou esperpentos qui restituent à la vérité — cauchemar ou expérience vécus — l’histoire et la légende qu’ont fardées les embaumeurs, le Cirque ibérique, inachevé, où l’Espagnol de 1927-1930 se venge et venge son aïeul de 1860 de son impuissance et de son humiliation.

Par deux fois, Valle-Inclán a tenté de formuler son esthétique. Là encore, l’intuition va beaucoup plus loin que la théorie. Il écrit dans La lámpara maravillosa : « Quand on découd les normes du temps, le plus petit instant se déchire comme un ventre gros d’éternité. » Ainsi donc, si l’on soustrait l’histoire au temps continu et aux déterminismes imaginaires, si l’on tient les circonstances de l’événement pour des variables aléatoires, le passé coïncide avec le présent, et l’actualité accuse l’éternel retour des choses. La tâche et le but de l’écrivain consistent à arracher, à déchirer les oripeaux de l’apparence, à mettre à nu la Vérité. Valle-Inclán écrit encore : « Le verbe des poètes, comme celui des saints, ne se laisse pas déchiffrer par la grammaire. La musique est son essence ; et son miracle, c’est d’émouvoir les âmes. » Ainsi donc, le poème est d’inspiration divine ; la grammaire, entendez le code normal de la communication entre les hommes, ne peut en rendre compte à elle seule. C’est le nombre — rythme et rime — qui l’organise ; c’est la musique qui le gonfle d’une signification potentielle par-delà son sens aléatoire premier.

Quatre ans après les « exercices spirituels » de La lámpara maravillosa, Valle-Inclán renie ce qui restait de « moderniste » dans cette conception de l’écriture. Il esquisse la théorie de l’esperpento, non plus dans un essai, mais dans les propos, et plus encore dans les actes qu’il prête aux personnages de Luces de Bohemia : « Mon esthétique actuelle consiste à transformer les normes classiques avec la rigueur mathématique d’un miroir concave transposant un objet. » En effet, la création littéraire ressortit à la topologie. L’image révèle les torsions des hommes lorsqu’on les mue ou lorsqu’ils se muent en personnages. Elle élimine leur réalité ; elle fait paraître leur vérité.

Ajoutons enfin que l’auteur se tient au-dessus de ses personnages comme le baladin au-dessus de ses marionnettes ; mais ce sont elles qui, tout en respectant les règles du jeu, s’expriment librement ; il ne fait que leur prêter ses cordes vocales, volontairement altérées et bien souvent grinçantes.

Visionnaire ? Artiste de l’écriture ? Valle-Inclán est tout d’une pièce. Lorsque sa vision de l’homme et du monde l’éblouit et l’aveugle, son verbe s’étrangle dans l’invective ou dans la prière. Alors, il recourt à tous les artifices du drame, du roman, de la poésie et du pamphlet ; l’expression écrite vacille, atteinte jusque dans sa substance par le geste qui désarticule la phrase, la clameur collective qui la trouble, le cri strident qui la coupe tout net. Le public, ébranlé, s’inquiète. L’émotion naît. La beauté a pris une nouvelle forme.

C. V. A.

 A. Zamora Vicente, Las « Sonatas » de Ramón del Valle Inclán (Madrid, 1955) ; La realidad esperpéntica (Madrid, 1969). / J. Rubia Barcia, A Biobibliography and Iconography of Valle Inclán (Berkeley, 1960). / J.-P. Borel, Théâtre de l’impossible (La Baconnière, Neuchâtel, 1963). / G. Diaz-Plaja, Las estéticas de Valle Inclán (Madrid, 1965). / E. González Lopez, El arte dramatico de Valle Inclán (New York, 1967).

Vallejo (César)

Écrivain péruvien (Santiago de Chuco 1892 - Paris 1938).


« Petit-fils de deux prêtres espagnols et de deux Indiennes péruviennes », selon ses propres termes, César Vallejo doit peut-être à cette double ascendance un certain sentiment métaphysique et son indicible tristesse, de racine indienne. « Je n’ai jamais vu d’homme aussi triste » dira de lui son compatriote le romancier Ciro Alegría. Né dans un village perché des Andes, Vallejo doit d’autre part à ses rapports avec le monde misérable des Indiens, dont il connaîtra de très près le calvaire lors d’un séjour dans une hacienda, une profonde expérience de la souffrance humaine.