Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
V

Valle-Inclán (Ramón María del) (suite)

En 1924, Valle-Inclán prend à partie le dictateur Primo de Rivera. Cette même année et la suivante, il fait jouer à Madrid et à Barcelone Cuento de abril et une nouvelle pièce, La cabeza del Bautista, qu’il sous-titre, avec La rosa de papel, « nouvelle macabre ». En 1926, il monte deux théâtres de poche et d’amateurs : El mirlo blanco avec les Baroja, et, seul, le Cántaro roto. En 1926, il publie son excellent roman Tirano Banderas, dont le héros-guignol est un dictateur ibérique, imaginaire et pourtant très concret. En 1926 paraissent des nouvelles ou romans : Ecos de Asmodeo, El terno (plus tard Las galas) del difunto, Zacarías el cruzado et un recueil : Tablado de marionetas para educacíon de príncipes (Tréteau de marionnettes). L’année suivante, il reprend ses « farces » antérieures dans Retablo de la avaricia, la lujuria y la muerte (Retable de l’avarice, de la luxure et de la mort), qu’il complète. Dans cette même veine paraissent en 1929 Teatrillo de enredo, en 1930 Martes de Carnaval. Parallèlement, il entreprend une série romanesque sur l’histoire d’Espagne : El ruedo ibérico (le Cirque ibérique). Seuls paraîtront dans ce cycle La corte de los milagros (la Cour des miracles, 1927), ¡Viva mi dueño ! (Vive mon maître ! 1928) et, inachevé, en feuilleton, Baza de espadas (Atout épée, 1958). Sa querelle avec le régime continue : il fait esclandre à une première ; les autorités saisissent La hija del capitán (1927) « au nom du bon goût » ; il se déclare socialiste ; on l’arrête ; on le condamne à une amende. Après la proclamation de la république (1931), il déclare que l’Espagne a besoin d’un autre Lénine. En 1932, il est élu président de l’Ateneo, le grand cercle intellectuel de Madrid. Il perd son argent dans la faillite d’une maison d’édition et il divorce. En 1933, il demande son adhésion à l’Association des écrivains révolutionnaires, dont le siège est à Moscou. Le prétendant carliste au trône l’avait décoré en 1931. « Yo me siento pueblo », « je me sens peuple », écrit-il. Son engagement n’a rien d’idéologique ; il a trop de méfiance envers les hommes politiques, envers les clercs des nouvelles églises : « Ici, les puritains de la conduite, ce sont les démagogues de l’extrême gauche. »

Son dernier article date de 1935. Revenu malade dans sa terre natale, Valle-Inclán meurt au début de 1936. Comme toujours droit comme un i, ferme sur ses positions spirituelles, il avait récusé au moment suprême « le curé et sa sagesse, le moine et son humilité et le jésuite avec toute sa science ». Car un homme entier au fond n’est pas sage, au fond n’est pas humble, et sait au fond qu’il ne sait rien de rien.

Dès l’enfance, radicalement engagé dans le monde, Valle-Inclán ne cessa de lutter pour n’en pas devenir prisonnier. Deux ouvrages, l’un au début de sa carrière, l’autre à la fin, attestent la cohérence de sa démarche mentale, la persistance de sa vision de l’homme et du monde. Dans Jardín umbrío (1914), il rapporte des souvenirs d’enfance dans leur intégrité, tels que les faits furent éprouvés par sa conscience innocente, qui ne se souciait pas d’explication et confondait le rêve et la réalité. La Galice d’alors est une terre violente où, à la lueur du brasier (El resplandor de la hoguera), les chefs de bandes et les sorciers entraînent dans une orgie sanglante les hobereaux et les paysans ensemble. Certes, les adultes donnent à cette jacquerie panique le nom de guerre carliste ; mais le petit Valle ne comprend rien de tout cela ; il appréhende directement le fait : pour lui, il n’y a pas de différence entre un bandit et un héros, un sorcier et un prêtre. Bien longtemps après, le vieil écrivain met en scène avec la même franchise et les mêmes hallucinations la reine Isabelle II, sa cour et ses adversaires. Pour lui, l’histoire d’Espagne est une invention des politiciens en quête de justification, une mascarade sous les bannières interchangeables de leur conservatisme et de leur libéralisme. Pour canaliser et réduire le désordre qu’ils ont eux-mêmes engendré, ils recourent à des idéologues, des humanistes qui se disent philanthropes, mais châtrent l’homme, font de lui un bon citoyen, un électeur. Or, quoi qu’on dise, l’homme n’est pas un animal, et, quoi qu’on fasse, il est encore moins un animal domestique. La preuve, c’est qu’il assume sa violence et qu’il s’y livre sciemment lorsque l’occasion se présente d’un grand carnaval. Depuis Jardín umbrío jusqu’au Ruedo ibérico en passant par Martes de Carnaval, Ramón María del Valle-Inclán défie l’intelligentsia et sa littérature édifiante, lénifiante, au service du monde réglé, de la chair aseptique et du bon petit diable de bénitier.

C’est une réaction très personnelle. Pourtant, elle était dans l’air en ce temps du nihilisme et de l’anarchie, des paradis artificiels et du surhomme nietzschéen. De même, l’écriture de Valle-Inclán se rattache aisément à maintes sources littéraires : Chateaubriand, Barbey d’Aurevilly, Rostand, Maeterlinck, D’Annunzio et, dans le passé, Casanova, Quevedo, Cervantès, les chroniqueurs de la conquête des Indes. Sa vision s’inspire de modèles artistiques alors très prisés : Goya, Raphaël et tous les Italiens antérieurs à Raphaël remis à l’honneur par Rossetti et Burne-Jones. Mais chez lui cet anodin mélange devient explosif : il est vrai qu’il explose dans le vide.

En effet, l’œuvre de la Valle-Inclán n’a pas trouvé d’écho sur le moment. Le public contemporain ne veut voir en lui qu’un écrivain outrancier et un être farfelu (Don Estrafalario). Il faut attendre le milieu du siècle et les romanciers tremendistas pour retrouver sa manière agressive : encore, le plus souvent, ils la cultivent pour l’effet et non par une profonde nécessité intérieure. Lorsque, à distance, on rencontre les mêmes pantins désarticulés poussant les mêmes cris inarticulés chez Picasso, chez Buñuel ou chez Arrabal, il s’agit d’affinités électives plutôt que d’une influence directe du grand précurseur.