Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
V

Valle-Inclán (Ramón María del)

Écrivain espagnol (Villanueva de Arosa, Galice, 1869 - Saint-Jacques-de-Compostelle 1936).


Son œuvre, située sur la crête du roman et du théâtre, demeure la plus riche de sa génération, celle de 1898, et, par son potentiel de formes et de significations, l’une des plus suggestives de la littérature européenne du premier tiers de notre siècle.

Il naît dans un bourg galicien d’une famille de petite noblesse victime de la révolution économique du xixe s. Son enfance est affectée par les derniers soubresauts d’une société héroïque, brutale et généreuse, encore féodale. Après des études à l’université de Saint-Jacques-de-Compostelle, il part pour Madrid, où il tente sa chance dans le journalisme (1890), puis il cherche aventure au Mexique (1892). En 1893, il est de retour à Pontevedra, dans sa Galice de revenants et de sorcières, mais aussi de bourgeois bien provinciaux ; trois ans plus tard, il retourne à Madrid pour y mener la vie de bohème. En 1899, il doit renoncer au métier de comédien : blessé dans un stupide chahut, il est amputé d’un bras. Son infirmité l’isole psychologiquement d’un monde qui lui paraît grotesque, hideux et hypocrite. Il cultive donc l’extravagance dans sa tenue, ses propos, ses écrits. Au nom d’une esthétique empruntée aux décadents et aux symbolistes de l’école moderne (modernista, dit-on en espagnol), il défie la société établie, sa morale apparente, ses idées sur la beauté, ses goûts en littérature et il dénonce sa tartuferie. Il publie deux recueils de contes, Femeninas (1895) et Jardín umbrío (Au jardin des ombres du passé) [1903-1905, repris en 1908 et en 1914], et quatre nouvelles en prose poétique, les Sonates, dont chacune porte le nom d’une saison : la Sonata de otoño, d’ambiance galicienne (1902), la Sonata de estío, d’ambiance mexicaine (1903), la Sonata de primavera, sur un fond de la Renaissance italienne (1904), la Sonata de invierno, d’ambiance navarraise et carliste (1905). Serait-il royaliste absolutiste ou bien anarchiste ? Il fraternise avec les spoliés, paysans ou hoberaux, des campagnes galiciennes et basques, et avec les prolétaires exploités de Catalogne. Que lui importent le panache blanc ou le drapeau noir auxquels se rallient les malheureux ?

Valle-Inclán tente sa chance au théâtre avec El marqués de Bradomín (le Marquis de Bradomín, 1907) et des Comedias bárbaras (Águila de blasón [Aigle de blason, 1907], Romance de Lobos [Romance de loups, 1908] ainsi que La cabeza del dragón [la Tête du dragon] et Cuento de abril [Conte d’avril], qui furent jouées en 1909). Il épouse une actrice en 1907. Le roman le tente parce qu’il en fait une représentation de la mentalité et qu’il y dit ce que les historiens, obsédés de politique, ne veulent ni voir ni entendre. Il donne en 1908-09 Los cruzados de la causa (La guerra carlista) [les Croisés de la cause], suivi de El resplandor de la hoguera (l’Éclat du foyer) et de Gerifaltes de antaño (La España tradicional, II et III) [Comme un vol de gerfauts]. Puis il part pour l’Argentine, où il participe à une tournée d’une compagnie théâtrale espagnole. À son retour, il se fait fermier en Galice. En 1912, il donne à la scène Voces de gesta, « tragédie pastorale », et La marquesa Rosalinda (la Marquise Roselinde, 1913), « farce sentimentale et grotesque ». C’est l’échec aux champs comme à la ville.

Pour vivre, il reprend ses pièces et ses nouvelles, les rapetisse ou les altère quand sa vision a changé ; il les vend aux éditeurs dans un autre ordre et parfois avec de nouveaux titres, avec des ajouts et des omissions. C’est ainsi que son Jardín umbrío reparut en 1914 avec quinze nouveaux contes et deux drames symboliques, tous en prose.

La Première Guerre mondiale fait de ce partisan des Alliés un reporter sur le front de France (1916). En vain, à son retour, les bons amis tentent de fixer le bohème par le moyen d’une sinécure. Il abandonne sa chaire d’esthétique à l’École des beaux-arts comme plus tard, en 1932-33, il abandonnera la conservation du trésor artistique et la direction de l’Académie des beaux-arts d’Espagne à Rome.

Fidèle à lui-même, Valle-Inclán en 1921 aide un groupe théâtral bolchevisant et, lors d’une visite au Mexique, prend parti, au grand scandale de la colonie espagnole, pour les Indiens et la réforme agraire. Mais c’est l’année 1920 qui marque le grand tournant de son œuvre littéraire. Il ajuste son écriture et son comportement, son esthétique et son éthique ; il met à bas le fragile édifice théorique qu’il avait monté en 1916 à la lumière fuligineuse de La lámpara maravillosa (la Lampe merveilleuse). Ses Luces de Bohemia (Lumières de Bohême, 1924) jettent une lumière crue et cruelle sur la misère des êtres marginaux, poètes sans public, baladins sans clients, bouffons crispés, rêveurs tragiques, dont les gens de la bonne société ont fait des épaves grotesques et indignes : « Partout des canailles et, au premier rang, nous autres les poètes. » Aussi bien, cette tragi-comédie à clef définit son nouveau style en fonction d’une vision rigoureuse du monde : le Don Juan des Sonatas s’est mué en croquemitaine (esperpento). Son chef-d’œuvre, Divinas palabras (Divines Paroles, 1920), relève du théâtre panique : la femme perdue trouve asile dans la petite église rurale et le monde miraculeux des âmes rudes rentre dans l’ordre lorsque retentit l’appel rituel de mots en latin que pourtant personne ne comprend ; la bacchanale cesse, Dieu prend la suite. La Farsa y licencia de la reina castiza (Farce licencieuse de la reine ollé ollé), Los cuernos de don Friolera (les Cornes de don Friolera) [1921] et Cara de plata (Comedia bárbara) [Visage d’argent, 1922] précisent la doctrine de l’esperpento. Valle-Inclán donne le nom du croquemitaine à la scène, à l’acte, à la pièce et au genre. L’ouvrage tantôt prend des aspects de parodie de mélodrame, tantôt de tragi-comédie grotesque et se rapproche, s’il est plus court, de la comédie-bouffe et du guignol. (Dans le même temps, Unamuno inventait la nivola pour rendre compte lui aussi, mais sans humour, du nouveau sentiment tragique de la vie.)